Enigme du couple: Libération de l'homme-lion - "L'alouette chanteuse et sauteuse"
- Par kleiberpat
- Le 13/09/2020
- Dans Que nous révèlent les contes et mythes?
ÉLÉMENTS D’ANALYSE DE "L’ALOUETTE CHANTEUSE ET SAUTEUSE" (conte de Grimm)
Il existe de nombreuses variantes plus ou moins complexes et originales du conte "La belle et la bête": celui-ci en est une.
La rencontre entre des couples opposés comme "la belle" et "la bête" est un thème universel, remontant à la mythologie antique.
Ces contes posent le problème du couple et de l’union entre le féminin et le masculin. Mais contrairement à la "Belle" de la version classique de base qui se contente d’accepter la "Bête" de manière passive, les femmes des autres versions sont plus actives et combattives, ayant déjà intégré un masculin positif.
Cela leur permet d’aider l’homme animalisé à se libérer et à trouver son identité masculine perdue ou pervertie à la suite d’une malédiction. Elles sont pour l’homme des femmes-guides autonomes et libératrices.
Précisons que chaque conte met en exergue une situation singulière: chaque solution, chaque parcours de délivrance et chaque dénouement y est unique.
C’est cette singularité qui permet de déceler dans chaque conte une destinée propre, ou le symbole d’un être humain unique, avec sa psyché personnelle, ses problèmes, ses conflits, ses manques et son aspiration à se réaliser.
Malgré leur essence archétypique et universelle, les contes nous révèlent le moyen de nous libérer et nous réaliser dans des circonstances particulières. Car ils constituent une sorte de réservoir infini où l’on peut puiser une intelligence profonde de la vie, la manière juste d’agir pour résoudre un problème ou affronter une épreuve précise.
Dans le conte "L’alouette chanteuse et sauteuse", la "Belle" ne doit pas se contenter d’accepter et d’aimer "la Bête" et de se détacher de son père. Elle doit de surcroît s’engager dans un chemin initiatique semé d’embûches pour retrouver l’homme qu’elle aime et le libérer définitivement, un chemin qui va la mener très loin et très haut.
Le désir de la fille cadette
Il était une fois un homme qui était sur le point de faire un grand voyage, et au moment de partir, il demanda à ses trois filles ce qu’il devait leur rapporter. L’aînée demanda des perles, la deuxième des diamants, quant à la troisième, elle dit: "Cher père, je voudrais une alouette chanteuse et sauteuse." Le père dit: "Oui, si je peux en trouver une, tu l’auras", puis il les embrassa et s’en fut.
Quand le temps fut venu de reprendre le chemin du retour, il avait acheté les perles et les diamants pour les deux aînées, mais l’alouette chanteuse et sauteuse demandée par la cadette, il l’avait cherchée partout en vain, et cela le chagrinait, car c’était son enfant préférée.
Un père sans épouse a trois filles: la cadette est sa préférée et c’est elle qui devra parcourir ce chemin pour libérer le masculin et réaliser le couple.
La cadette a un complexe paternel positif, donc des qualités masculines bien intégrées, ce qui lui permet de mener à bien ce voyage et cette évolution personnelle qui nécessitent de la fermeté, de la détermination, de la combativité.
Le père part en voyage et demande à ses filles quels cadeaux elles désirent. Les aînées exigent des cadeaux typiquement féminins - perles et diamants - mais la cadette souhaite quelque chose d’inaccoutumé et d’original, une "alouette chanteuse et sauteuse".
Signification de l'alouette
Que signifie cette alouette chanteuse et sauteuse?
L’ALOUETTE est un oiseau qui a la faculté de s’élever comme une flèche dans le ciel et de se laisser brusquement tomber. Mais, même si elle vole haut, elle construit son nid par terre.
Elle symbolise à la fois l’évolution et l’involution. Reliant le ciel et la terre, elle est une médiatrice entre le terrestre et le céleste. Elle est pleine d’ardeur, de joie de vivre, de liberté et son chant est joyeux et matinal. Elle est un oiseau de "bon augure" et on l’utilisait pour fabriquer des talismans protecteurs.
Elle donne lieu à de nombreuses expressions: "S'éveiller, se lever au chant de l'alouette"; le "miroir aux alouettes" qui est un trompe-l’œil dont on se sert pour attirer et tromper; l’expression; "il attend que les alouettes lui tombent toutes rôties dans le bec" qui désigne le paresseux qui veut tout avoir sans effort; la chanson populaire "Alouette, gentille alouette… je te plumerai…" composée vers 1850 au Canada…
"Plumer quelqu’un" signifie le "tromper". Comme l’alouette incarne la pureté, l’innocence et l’intégrité, on peut la "plumer" ou la "tromper" facilement.
Cette alouette représente la fille cadette: la joie de vivre, la jeunesse, la liberté. Elle préfigure le pigeon qu’elle va suivre à la trace pour retrouver son époux.
Les oiseaux sont souvent des figures animales de la totalité psychique parce qu’ils ont la faculté de voler. Ils sont des figures de l’esprit, et non de purs instincts comme d’autres animaux.
Chez une femme, en tant que symboles spirituels, ils représentent une vive aspiration à intégrer le masculin et ses valeurs positives.
Le voyage du père
Le chemin du voyageur passait par une forêt au cœur de laquelle s’élevait un château splendide, et à côté du château il y avait un arbre, et tout en haut de l’arbre il vit une alouette chanter et sauter.
"Eh, tu tombes fort à propos", se dit-il tout heureux, et il appela son domestique pour qu’il montât sur l’arbre et prît le petit animal. Mais quand il s’approcha de l’arbre, un lion en sortit d’un bond, se secoua et se mit à rugir si terriblement que le feuillage en trembla sur les arbres.
Sur le chemin du retour, le père traverse une forêt où il aperçoit une alouette sur un arbre. Alors qu’il tente de l’attraper, surgit un lion menaçant.
Le lion est un animal terrestre, puissant, solaire: c’est le "roi de la forêt".
Dans ce conte, il règne sur son domaine au coeur de la forêt et il incarne le pouvoir, la sagesse, la justice.
Mais le lion est également orgueilleux, ce qui fait de lui une figure de maître, de souverain égocentrique aveuglé par sa propre gloire, qui finit par devenir un tyran en se croyant protecteur.
Le lion est donc à la fois admirable et insupportable: sa superbe a fait de lui un parfait "macho" qui oublie que sa puissance est relative et illusoire.
Il a aussi une symbolique plus universelle: la "renaissance" et la "résurrection". Certains tombeaux chrétiens étaient décorés de lions. D’ailleurs, il représente l’un des quatre évangélistes: Saint-Marc.
L'exigence du lion
"Qui veut me voler mon alouette chanteuse et sauteuse, s’écria-t-il, je le dévore." L’homme dit alors: "Je ne savais pas que cet oiseau t’appartenait. Je veux réparer mes torts et me racheter à prix d’or, laisse-moi seulement la vie." Le lion dit: 'Tu ne peux être sauvé, sauf si tu promets de me donner la première créature que tu rencontreras en rentrant chez toi; si tu y consens, je te donne la vie et l’oiseau pour ta fille par-dessus le marché."
Mais l’homme refusa en disant: "Cela pourrait être ma fille cadette, c’est elle qui m’aime le plus et elle court toujours à ma rencontre quand je rentre à la maison." Mais le serviteur avait peur et dit: "Pourquoi serait-ce justement votre fille? Ce pourrait être aussi bien un chat ou un chien."
Alors l’homme se laissa convaincre, il prit l’alouette chanteuse et sauteuse et promit au lion de lui donner la première créature qu’il rencontrerait en rentrant chez lui.
Comme il était arrivé et allait entrer dans sa maison, la première créature qu’il rencontra ne fut personne d’autre que sa cadette bien-aimée: elle courut à lui, l’embrassa et lui fit des caresses, et quand elle vit qu’il avait apporté l’alouette chanteuse et sauteuse, sa joie ne connut plus de bornes.
Mais le père ne pouvait pas se réjouir, il se mit à pleurer en disant: 'Ma chère enfant, ce petit oiseau a été payé cher, j’ai dû te promettre en échange à un lion féroce, et quand il t’aura, il te déchirera et te dévorera.". Et il lui conta tout ce qui s’était passé, en la suppliant de ne pas se livrer, quoi qu’il puisse en advenir. Mais elle le consola en disant: "Mon très cher père, ce que vous avez promis doit être tenu; j’irai et je saurai bien apaiser le lion, afin de rentrer chez vous saine et sauve."
L'animalité
Dans ce conte, le roi-lion ne supporte pas qu’on lui prenne une alouette. Il menace le père de mort s’il ne lui envoie pas la première personne croisée à son retour chez lui. Cette personne est bien sûr sa fille cadette. Et celle-ci décide avec détermination de se rendre chez le lion.
Le thème de l’époux-animal est fréquent dans les contes.
L’animal se situe à la fois au-dessus et en-dessous de l’humain, en-deçà et au-delà. Il est de l’ordre de l’instinct et du divin. En lui se rejoignent donc les extrêmes.
C’est le sens de la célèbre phrase "Tout ce qui est en haut est en bas", qui est une conception universelle. Elle évoque le serpent qui se mord la queue - l’ouroboros.
Cette proximité, cette union entre les extrêmes que sont l’animal et le divin, demeure un mystère insondable.
Notre conscience humaine ne peut ni la comprendre ni l’accepter. Cependant, si elle considère de manière rationnelle et critique l’animal et le divin, elle risque de les dévaloriser et de les détruire tous les deux.
Sur le plan psychologique, l’animalité et l’instinct, de même que la dimension divine et spirituelle, est au-delà ou en-deçà de l’humain, plus haut ou plus bas. Dans certains contes, tel "Éros et Psyché", l’époux est un dieu, dans d’autres, il est un animal.
Pour comprendre cette identité pour le moins paradoxale et ambivalente, on peut imaginer une ligne verticale avec en haut le divin, en bas l’animal, et au milieu l’humain qui établit le lien entre les deux.
C’est donc l’humain qui réalise l’union des contraires: s’il étend les bras horizontalement, il forme une croix - comme dans le dessin de Léonard de Vinci. À l’extrémité du bras droit se trouve la conscience, à celle du bras gauche, l’inconscient. Et si l’on entoure l’ensemble d’un cercle, on obtient un mandala, c’est-à-dire le SOI, l’être humain dans sa totalité, avec toutes ses dimensions: l’animale et l’instinctive, la divine et la spirituelle, l’humaine comprenant le conscient et l’inconscient.
Pour Jung, l’animal est "individué" au sens où il est en accord avec lui, sans conflit, et qu’il a l’attitude juste dans toutes les circonstances. Il est donc toujours lui-même.
C’est une conception choquante mais qui mérite réflexion. Jung parlait exclusivement de l’animal sauvage, parce que les animaux domestiques peuvent développer des névroses et des pathologies proches de celles des humains. Il parlait de cet instinct sain et pur qui détermine le comportement animal, qui ne peut être ni perverti, ni dissocié, ni conflictuel.
L'union entre le lion et la fille cadette
Le lendemain, elle se fit montrer le chemin, prit congé de son père, et, le cœur confiant, s’enfonça dans la forêt. Or, le lion était un roi enchanté qui, le jour, était changé en lion ainsi que tous ses gens, mais qui reprenait sa forme humaine la nuit. À son arrivée, elle fut cordialement accueillie et conduite au château. La nuit venue, elle vit que c’était un bel homme, et les noces furent célébrées en grande pompe. Ils vécurent heureux ensemble, veillant la nuit et dormant le jour.
Le problème du lion
Arrivée au château du lion, la cadette apprend que celui-ci est un roi ensorcelé qui a subi une malédiction. Ils se marient et sont très heureux les premiers temps.
On ne sait rien de la malédiction du roi, si ce n’est qu’il ne s’agit que d’une demi-malédiction. En effet, le roi est à moitié humain et à moitié animal, alternant la lumière du jour et l’obscurité de la nuit. Il réussit ainsi à assumer sa dualité, sa double nature. Ce n’est qu’à la fin du conte que l’on comprend que son problème est lié au féminin négatif.
Être animal le jour et humain la nuit signifie être dissocié, en conflit avec soi-même. Cet homme-lion n’a pas encore réalisé l’unité en lui.
En tant qu’humain, il ne supporte pas la lumière, qui est la lumière de la conscience. Il ne peut être humain que la nuit, dans l’ombre, l’obscurité, c’est-à-dire dans un état d’inconscience.
Sur le plan psychologique, ne pas supporter la lumière, c’est être possédé par des contenus inconscients qui ne sont pas encore prêts à émerger. Ils sont en gestation, et il faut les considérer avec patience et délicatesse.
Une extrême vigilance et attention est nécessaire face à une telle situation, surtout si l’on est thérapeute.
Lorsqu’une chose est sur le point de naître en nous, il faut éviter d’avoir la prétention de tout savoir à son sujet, de la juger ou de l’analyser aussitôt intellectuellement. Sinon, cette chose encore fragile risque de ne pas croître et se développer naturellement.
Ce conte illustre parfaitement cette attitude intellectuelle et ses conséquences malencontreuses. Chez l’homme, une telle attitude vient de son aspect féminin négatif, ambitieux - sa "sorcière" intérieure - qui l’incite à toujours vouloir "avoir raison". Et chez la femme, c’est son aspect masculin qui réveille en elle des convictions, des principes et des opinions radicales et fanatiques.
Si l’on croit tout savoir au sujet d’une chose, on la limite, on la circonscrit, on la réduit. Et on perd toute possibilité de la découvrir vraiment, dans sa profondeur et sa vérité.
C’est la raison pour laquelle la lumière a un effet aussi négatif sur le lion. En général, la lumière est positive, puisqu’elle elle équivaut à la conscience qui nous éclaire.
Mais dans ce conte, c’est l’obscurité qui est positive, car elle est bénéfique et protectrice. Elle protège le couple et son union surnaturelle, quasi mystique.
À un tel stade, une union ne peut être vécue que la nuit, sans être éclairée par la lumière de la conscience. Elle est encore inconsciente.
Retour dans la famille
Une fois il vint lui dire: "Demain il y a une fête dans la maison de ton père pour le mariage de ta sœur aînée, si tu as envie d’y aller, mes lions t’y conduiront." Alors elle dit que oui, elle aimerait bien revoir son père, et elle partit accompagnée des lions. Il y eut grande liesse quand elle arriva, car tous la croyait dévorée par les lions et morte depuis longtemps. Mais elle raconta quel bel homme elle avait pour mari et comme elle était heureuse, et elle resta auprès d’eux tant que durèrent les noces, après quoi elle rentra dans la forêt.
Quand sa deuxième sœur se maria et qu’elle fut de nouveau invitée, elle dit au lion: "Cette fois je ne veux pas être seule, il faut que tu viennes avec moi." Mais le lion dit que c’était trop dangereux pour lui, car si là-bas il était touché par la lumière d’une flamme, il serait changé en pigeon et devrait voler avec les pigeons pendant sept années. "Ah, dit-elle, viens donc, je saurai bien te garder et te protéger contre toutes les lumières."
La femme retourne chez elle à l’occasion du mariage de ses sœurs.
Dans ce conte, c’est son mari qui lui propose de retourner chez elle. Il ne craint donc pas de la perdre. Cependant, pour le mariage de sa deuxième soeur, la femme insiste pour qu’il l’accompagne.
Cette insistance est surprenante, car elle connaît l’extrême vulnérabilité de son époux.
Une femme qui désire que son mari l’accompagne alors qu’il court un grand danger éprouve sans doute des sentiments négatifs vis-à-vis de lui, des sentiments inconscients qu’elle ne maîtrise pas.
Son amour pour lui est ambigu. Par ailleurs, cette lumière si menaçante pour le lion représente aussi les sentiments négatifs des deux sœurs qui sont jalouses de ce magnifique époux-lion, de cette réalité à la fois divine et animale qu’elles ne comprennent pas.
Ils partirent donc ensemble et elle emmena aussi son petit enfant. Une fois arrivée, elle fit entourer une salle de murs si épais et si solides qu’aucun rayon de lumière ne pouvait les traverser. Le prince devait se tenir là quand on allumerait les flambeaux de la noce.
Le lion pris au piège
Or, la porte était faite de bois vert qui éclata, laissant une petite fente que personne ne remarqua. Les noces furent célébrées en grande pompe. Mais quand, au retour de l’église, le cortège passa devant la salle avec toutes ses lumières et ses flambeaux, un rayon de la grosseur d’un cheveu tomba sur le prince, et quand ce rayon l’eut touché, il fut à l’instant métamorphosé, et quand elle rentra et le chercha, elle ne le vit pas, mais à sa place il y avait un pigeon blanc.
Chez son père, la femme fait construire une pièce hermétiquement close, mais il subsiste une fente dans la porte.
Il y a une faille dans le couple. Cette faille provient de la femme. Elle laisse la lumière pénétrer dans la chambre et toucher négativement son époux. Il y a une rupture manifeste entre le masculin et le féminin, qui va entraîner de grandes souffrances.
Ce sont les effets destructeurs de la lumière de la conscience quand elle se manifeste de manière soudaine, lorsque l’on n’est pas encore prêt à l’assumer. Dans une telle situation, la conscience peut détruire et séparer ce qui est uni, en particulier dans le domaine affectif et amoureux.
Métamorphose du lion en pigeon
Le pigeon lui dit: "Je dois voler de par le monde pendant sept ans; mais tous les sept pas, je laisserai tomber une goutte de sang rouge et une plume blanche pour te montrer le chemin, et si tu suis cette trace, tu pourras me délivrer."
La transformation du lion en pigeon blanc est énigmatique. D’animal terrestre, il devient oiseau: un oiseau qui doit voler 7 ans par le monde.
Le lion n’était pas prêt à intégrer complètement son humanité, à s’incarner en tant qu’être humain. Il devient donc une créature aérienne. Cela correspond à une étape transitoire où il est totalement animal.
Le pigeon est un symbole de l’Esprit saint, représenté par une colombe ou un pigeon blanc. Il a la capacité de voler très longtemps, ce qui explique peut-être le fait que le roi soit devenu pigeon, puisqu’il doit voler 7 ans sans s’arrêter. Le pigeon transmet rapidement des nouvelles et est fiable, de sorte que les hommes en ont fait un messager, un pigeon-voyageur.
Le pigeon est aussi un symbole de l’amour et fait partie des animaux de la déesse de l’amour Aphrodite: parmi les oiseaux qui traînent son char ou l'entourent, on trouve la colombe, le cygne, le pigeon, qui sont des symboles de fidélité conjugale.
Envol du pigeon et errance de la femme
Alors le pigeon s’envola par la porte, et elle le suivit, et tous les sept pas il laissait tomber une petite goutte de sang rouge et une petite plume blanche, qui lui montraient le chemin.
Elle alla ainsi de par le vaste monde et ne détourna pas les yeux et ne prit pas de repos, et les sept ans furent presque révolus. Alors elle se réjouit, croyant qu’ils seraient bientôt délivrés, et pourtant ils en étaient encore loin.
La femme part à la recherche de son époux. Elle a perdu son masculin, une partie d’elle-même, et elle doit le retrouver.
Tout ce qui est mondain, conformiste ou profane peut détruire une relation exceptionnelle, une relation spirituelle, surtout à ses débuts.
C’est un problème caractéristique de notre civilisation qui a établi un lien entre l’amour et le statut social de la femme par le biais du mariage ("faire un bon mariage"). Jusqu’à une époque récente, la relation conjugale était liée au prestige et à la vie sociale. Même actuellement, cela n’a pas totalement disparu, et de nombreuses femmes ne différencient pas l’amour et leurs motivations sociales inconscientes. Malheureusement, le prestige social pervertit et détruit le sentiment authentique, alors même que le sentiment est très important pour la femme.
La femme suit son époux-pigeon à la trace, grâce aux gouttes de sang et aux plumes qu’il laisse tomber tous les 7 pas.
Le sang véhicule la vie. Dans ce conte, la goutte de sang signifie que le pigeon est toujours vivant. Le fait de saigner représente aussi la souffrance du pigeon, dépossédé de sa puissance léonine, qui doit accomplir ce chemin initiatique douloureux.
La plume est féminine et symbolise une énergie ascensionnelle. En général, elle représente l’oiseau auquel elle appartient.
Parcours initiatique de la femme
Le chemin parcouru par le pigeon est en lien avec le chiffre 7: dans le Yi King chinois, ce chiffre symbolise l’union du masculin et du féminin - du 3 masculin et du 4 féminin. Le 7 correspond à une phase lunaire. Tous les 7 pas, le pigeon perd une goutte de sang et une plume, ce qui représente l’aspect cyclique de son voyage, évoquant une mort et une renaissance permanentes.
Au bout de 7 ans, l’épreuve est achevée, mais les époux ne se retrouvent pas pour autant. La femme ne voit plus ni goutte de sang ni plume pour la guider, et le pigeon disparaît totalement.
Un jour qu’elle marchait comme à l’habitude, il ne tomba pas de petite plume et pas non plus de petite goutte de sang rouge, et quand elle leva les yeux, le pigeon avait disparu.
Il s’agit d’un tournant fondamental qui va amorcer une nouvelle péripétie.
La femme comprend qu’elle ne peut plus trouver d’aide consciente et qu’elle doit aller plus loin.
C’est alors que débute son parcours individuel, car jusqu’à présent, elle s’est contentée de suivre son époux à la trace.
Appel au soleil et à la lune
Elle se dit: "Les hommes ne peuvent rien pour toi en cette occurrence." Elle monta jusqu’au soleil.
Elle lui dit: "Tu luis dans toutes les fentes et sur les sommets, n’as-tu pas vu voler un pigeon blanc? – Non, dit le soleil, je n’en ai pas vu, mais je te fais cadeau de ce petit coffret, ouvre-le si tu te trouves en grand péril."
La femme fait appel à d’autres forces: les forces inconscientes les plus profondes où résident les archétypes. Le soleil et la lune sont des archétypes du masculin et du féminin, des énergies spirituelles et divines.
C’est donc à Dieu que la femme demande de l’aide. Ces énergies nouvelles qu’elle puise au fond d’elle vont l’aider. Le soleil lui offre un coffret à ouvrir en cas de danger.
Le coffret - et l’œuf que lui donnera la lune - sont des contenants, donc féminins. Le coffret contient en général un trésor, une révélation, et il ne faut jamais l’ouvrir, car cette révélation doit rester secrète. Dans ce conte, il est offert par le soleil lui-même, qui est un symbole du SOI, de la totaité de l'être, très bénéfique.
Alors elle remercia le soleil et continua son chemin jusqu’au moment où le soir tomba et où la lune parut.
Alors elle lui demanda: "Toi qui brilles toute la nuit sur tous les prés et les bois, n’as-tu pas vu voler un pigeon blanc? – Non, dit la lune, je n’en ai pas vu, mais je te fais cadeau de cet œuf, casse-le si tu te trouves en grand péril."
La lune lui offre un oeuf, le grand symbole de la naissance, de la genèse, de la manifestation. L’œuf cosmique est présent dans de nombreux mythes de création. Il donne naissance à un nouveau monde, une nouvelle créature.
Il est pour la femme un don important, le germe et l’espoir d’une vie nouvelle.
Appel au vent
Alors elle remercia la lune et continua son chemin jusqu’au moment où le vent de la nuit vint souffler sur elle. Alors elle lui dit: "Toi qui souffles sur tous les arbres et sous toutes les feuilles, n’as-tu pas vu voler un pigeon blanc? – Non, dit le vent de la nuit, je n’en ai pas vu, mais je vais demander à trois autres vents qui en auront peut-être vu un."
Le vent d’est et le vent d’ouest vinrent, mais ils n’avaient rien vu, quant au vent du sud, il dit: "J’ai vu le pigeon blanc, il a volé jusqu’à la mer rouge, là il s’est de nouveau changé en lion, car les sept ans sont révolus, et le lion est en train de se battre avec un dragon, qui est une princesse enchantée."
Puis la femme s’adresse aux forces de la nature, au VENT, qui est un symbole de l’énergie masculine.
Le vent est un signe et un annonciateur de messages. Il représente des énergies spirituelles, l’Esprit-Saint ou Dieu lui-même. Lorsque l’on rêve de vent, cela signifie que quelque chose d’important va arriver, qu’un changement se prépare.
Dans ce conte, c’est le vent du sud qui révèle à la femme ce qui est arrivé à son époux, ainsi que l'insurmontable problème de ce dernier.
Le pigeon a volé jusqu’à la mer rouge, où, redevenu lion, il se bat contre un dragon qui est une princesse enchantée.
Sur le plan psychologique, le problème du lion vient donc de son féminin négatif qui l’a frappé de malédiction. Et la princesse-dragon représente ce féminin destructeur.
Les héros qui se battent contre les dragons sont légion. En général, le dragon représente leur ombre, leurs tendances obscures régressives. Mais il peut également représenter le féminin ou la mère négative.
Dans ce conte, le dragon-princesse représente son conflit intérieur avec le féminin qu’il doit dépasser pour retrouver le féminin positif, sa véritable épouse.
Conseils du vent
Alors le vent de la nuit lui dit: "Je vais te donner un conseil. Va à la mer rouge, sur la rive droite il y a de grandes gaules, compte-les, coupe la onzième et donnes-en un coup au dragon, alors le lion pourra le vaincre et tous les deux reprendront leur forme humaine. Après cela, regarde autour de toi et tu verras le griffon qui habite sur la mer rouge, hisse-toi sur son dos avec ton bien-aimé.
L’oiseau vous fera traverser la mer et vous ramènera chez vous. Voici encore une noix.
Quand tu seras au milieu de la mer, laisse-la tomber, aussitôt elle s’ouvrira et un grand noyer sortira de l’eau où le griffon pourra se reposer, car s’il ne pouvait pas se reposer, il ne serait pas assez fort pour vous faire faire la traversée. Et si tu oublies de jeter la noix, il vous laissera tomber à l’eau."
Le vent, l’énergie masculine, prodigue à la femme des conseils judicieux et précis pour aider son époux dans ce combat.
Elle doit se rendre sur la rive droite de la mer rouge - le droit étant le côté de la conscience - et y prendre la 11ème gaule, pour en donner un coup au dragon-princesse.
Le chiffre 11 suit la plénitude du 10 et signifie l’excès, la démesure, mais aussi un renouvellement, une rupture et une lutte intérieure.
La femme doit donc affronter le féminin destructeur de son époux avec quelque chose d’aussi fort, d’aussi excessif que la princesse-dragon, c’est-à-dire la 11ème gaule.
Puis, elle doit monter sur le dos d’un griffon avec son mari pour traverser la mer. Le vent lui remet une noix qu’elle doit jeter à l’eau pour faire pousser un noyer.
Le griffon est un animal mythique avec un bec et des ailes d’aigle et un corps de lion. Il établit le lien entre le lion et l’oiseau et constitue ainsi une synthèse de l’époux-lion-oiseau.
La rivale: la princesse-dragon
Alors elle y alla et trouva tout comme le vent de la nuit avait dit. Elle compta les gaules et coupa la onzième, puis elle en donna un coup au dragon et le lion le terrassa. Aussitôt ils retrouvèrent tous deux leur forme humaine.
Mais quand la princesse, qui avait été un dragon, fut délivrée de l’enchantement, elle prit le jeune homme dans ses bras, monta sur le griffon et l’entraîna avec elle. Alors la pauvre femme qui venait de si loin se trouva de nouveau abandonnée et elle s’assit et se mit à pleurer. Enfin elle reprit courage et se dit: "J’irai aussi loin que le vent souffle et aussi longtemps que le coq chante, je finirai bien par le trouver." Et elle marcha, longtemps, longtemps, jusqu’à ce qu’elle parvînt enfin au château où les deux autres vivaient ensemble.
Malgré ce combat et l’aide de sa femme, le problème de l’homme avec son féminin n’est pas résolu pour autant.
Quand le conflit cesse enfin et que les deux combattants redeviennent humains, la princesse enlève l’homme.
La femme perd une fois encore son époux, toujours fasciné par son féminin négatif.
Le problème du lion et sa malédiction originelle relèvent d’une possession excessive par le féminin qui le réduit en esclavage.
La femme repart à sa recherche et arrive au château où les noces de son époux avec la princesse sont imminentes.
Le don du soleil
Là elle entendit dire qu’il y aurait bientôt une fête pendant laquelle ils célébreraient leurs noces. Alors elle dit: 'Dieu me vienne encore en aide." et elle ouvrit le petit coffret que le soleil lui avait donné, et dedans il y avait une robe aussi brillante que le soleil lui-même. Elle la sortit, s’en revêtit et se rendit au château, et tous les gens et la fiancée elle-même la regardèrent avec étonnement.
Et la robe plut tellement à la fiancée qu’elle pensa en faire sa robe nuptiale et elle demanda si elle n’était pas à vendre. "Ni pour or ni pour argent, répondit-elle, mais pour de la chair et du sang." La fiancée lui demanda ce qu’elle voulait dire. Alors elle dit: "Laissez-moi passer une nuit dans la chambre où couche le fiancé." La fiancée refusa et pourtant, elle avait grande envie de la robe, finalement elle y consentit, mais elle ordonna au valet de chambre de donner un narcotique au prince.
Quand la nuit fut venue et que le jeune homme fut endormi, on la conduisit dans sa chambre. Alors elle s’assit auprès du lit et dit: "Je t’ai suivi pendant sept ans, je suis allée voir le soleil et la lune et les quatre vents et j’ai demandé après toi et je t’ai aidé à vaincre le dragon, vas-tu donc m’oublier tout à fait?"
Mais le prince dormait si profondément qu’il lui sembla seulement entendre le frémissement du vent dehors dans les sapins. Au lever du jour, on la fit ressortir et elle dut donner la robe d’or. Et comme cela non plus n’avait servi de rien, elle fut tout affligée, alla dans un pré, s’y assit et pleura.
À bout de forces et de ressources, la femme découvre dans le coffret offert par le soleil un trésor, une robe brillante "couleur du soleil".
Elle s’en sert pour attiser la convoitise de la princesse qui accepte qu’elle passe une nuit dans la chambre de son fiancé. Mais celui-ci n’entend pas la voix de sa femme, endormi par un narcotique administré par la princesse.
Cela montre une fois encore à quel point l’homme est possédé par sa princesse-dragon et a perdu toute conscience de lui.
Le don de la lune
Et tandis qu’elle restait là, elle se rappela l’oeuf que la lune lui avait donné: elle l’ouvrit, il en sortit une poule avec ses douze poussins tout en or. Ils couraient de tous côtés et piaillaient et se fourraient sous les ailes de la vieille, en sorte qu’il n’y avait rien de plus beau au monde à voir. Alors elle se leva et les poussa devant elle jusqu’à ce que la fiancée se mît à la fenêtre, et alors les petits poussins lui plurent tellement qu’elle descendit aussitôt demander s’ils n’étaient pas à vendre. "Ni pour or ni pour argent, mais pour de la chair et du sang; laissez-moi passer encore une nuit dans la chambre où dort le fiancé." La fiancée accepta, car elle était résolue à la tromper comme la veille.
Mais au moment d’aller se coucher, le prince demanda à son valet ce que c’étaient que ces murmures et ces bruits qu’ils avaient entendus la nuit. Alors le valet lui raconta tout: qu’il avait dû lui donner un narcotique parce qu’une pauvre fille avait dormi dans sa chambre, et que cette nuit il lui en donnerait un autre.
Le prince dit: "Verse le narcotique à côté du lit." On la conduisit pour la nuit dans la chambre, et quand elle se mit à raconter ses tristes aventures, il reconnut aussitôt la voix de sa chère épouse, il se leva d’un bond en s’écriant: "À présent je suis vraiment délivré, il me semble que j’ai fait un rêve, car la princesse inconnue m’a ensorcelé pour que je t’oublie, mais Dieu m’a fait sortir à temps de mon égarement."
Réveil et libération de l'homme-lion
La femme ouvre alors l’œuf offert par la lune. Il en sort une poule et des poussins d’or, d’une extrême richesse. Il se passe la même chose qu’avec la robe. La princesse permet une fois encore à la femme de passer la nuit dans la chambre de son fiancé.
Cette fois-ci, celui-ci, averti par son valet, ne prend pas le narcotique.
Il reste "éveillé", conscient. Et il entend les paroles de sa femme et la reconnaît.
C’est alors qu’il se sent libéré de son féminin négatif.
Ils quittent le château rapidement pour fuir le père de la princesse qui est un sorcier - ce qui accentue son aspect destructeur, elle-même étant sous la férule d'un père négatif.
Alors ils quittèrent secrètement le château ensemble, car ils craignaient le père de la princesse, qui était un sorcier, et ils montèrent sur le griffon qui leur fit traverser la mer rouge, et quand ils furent au milieu, elle laissa tomber la noix. Aussitôt un grand noyer poussa, l’oiseau s’y posa, puis il les conduisit chez eux où ils trouvèrent leur enfant, qui était devenu grand et beau, et dès lors ils vécurent heureux jusqu’à la fin de leurs jours.
Incarnation et réalisation du couple
Les époux retournent chez eux où leur union peut enfin être incarnée et vécue.
Ce conte est passionnant car on ne comprend pas au départ ce qui se passe avec l’époux-lion qui ne cesse d’échapper à sa femme.
Même si elle est responsable de ce long voyage en raison de son imprudence, c’était une erreur positive qui a permis la libération de son époux et la réalisation de leur union.
Psychologiquement, la confrontation - voire le combat - avec son féminin négatif est nécessaire pour un homme qui souffre de ce problème.
L’homme-lion se libère de cette figure féminine qui l’enchante, l’ensorcelle, le fascine, le déshumanise, pour vivre une vraie et authentique relation avec sa femme.
Et c’est elle qui l’aide sur ce chemin, en le suivant avec fermeté et courage, et en faisant appel à toutes les forces de son masculin positif.
Au début, le couple ne vivait qu’à moitié, durant la nuit, dans un état d’inconscience. Puis la transformation a lieu grâce à la femme et ses qualités masculines: combativité, courage, ténacité…
Cela contribue à libérer son époux de sa malédiction initiale.
Il s’agit d’un conte de rédemption du masculin et du couple par la femme.
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