L'ombre, l'inconscient personnel de Jung - Dialogue IV

 

L'OMBRE, L'INCONSCIENT PERSONNEL DE CG JUNG 

 

Caspar David Friedrich-2 hommes dans le crépuscule sombre

 

"L'ombre est cette personnalité cachée, refoulée, le plus souvent inférieure et chargée de culpabilité, dont les ramifications les plus extrêmes remontent jusqu'au règne de nos ancêtres animaux. (…) Prise au sens le plus profond, l’ombre est l’invisible queue du saurien que l’homme traîne encore derrière lui! (…) Si l'on admettait précédemment que l'ombre humaine était la source de tout mal, on peut maintenant, si l'on y regarde de plus près, découvrir que l'homme inconscient, précisément l'ombre, n'est pas uniquement composé de tendances moralement répréhensibles, mais qu'il comporte aussi un certain nombre de bonnes qualités, des instincts normaux, des réactions appropriées, des perceptions réalistes, des impulsions créatrices, etc." (CG Jung)

 

 

L'OMBRE, L'INCONSCIENT PERSONNEL DE JUNG - DIALOGUE AVEC JUNG

  • Pour Jung, l’ombre est le "psychisme obscur", de même que "la somme des défauts du moi" (l’inconscient personnel). Elle est ce vaste domaine qui nous est inconnu et qui a donné naissance à notre conscience. Au fil de l’histoire, la conscience en a extrait de plus en plus de contenus, mais cette tâche fastidieuse est loin d’être achevée. Car seule une véritable prise de conscience de l’ombre en nous peut éclairer la lumière de notre conscience.

 

  • "La clarté ne naît pas de ce que l'on imagine le clair, mais lorsque l'on prend conscience de l'obscur." (Jung)

 

  • L’ombre - symbole de notre inconscient - s’est construite à partir de nos facultés réprimées (souvent dans notre enfance), en opposition aux valeurs qui nous ont été inculquées, ainsi que celles que nous ne reconnaissons pas en nous et refusons donc de vivre. Pour résumer, l’ombre est tout ce qui nous a traversé brièvement et que nous avons aussitôt oublié, ce que nous avons perçu et que notre conscience n’a pas assimilé, ce que nous pensons, discernons, ressentons et désirons inconsciemment. Elle est ainsi la partie inférieure et primitive de notre personnalité, dont les aspects sont incompatibles avec notre vie consciente.

Selon Jung, l’ombre est également prospective, c'est-à-dire qu'elle est le futur qui s’ébauche en nous et n’est pas encore parvenu à notre conscience.

 

  • "L'inconscient n'est pas seulement le simple dépositaire de notre passé, mais aussi rempli de germes de situations psychiques et d'idées à venir (...) Il est de fait que, outre les souvenirs d'un passé lointain qui fut conscient, des idées neuves et créatrices peuvent aussi surgir de l'inconscient, idées qui n'ont jamais été conscientes précédemment. Elles naissent des profondeurs de notre esprit comme un lotus et constituent une partie très importante de la psyché subliminale." (Jung)

 

  • Par conséquent, l’ombre ne contient pas uniquement les éléments négatifs et inopportuns dont nous nous sommes délestés, mais aussi la promesse de contenus nouveaux qui sommeillent encore et peuvent émerger à tout moment dans notre vie. Elle recèle les semences de voies neuves, de créations inédites, de découvertes qui sont encore à venir et à être réalisées. Aussi, les contenus de l’ombre - quoique inférieurs, primitifs, inadaptés - ne sont-ils pas exclusivement défavorables et malfaisants; au contraire, ils sont un facteur d’équilibre dans la mesure où ils compensent et complètent notre conscience encore limitée.

 

  • "L’ombre contient même certaines qualités enfantines ou primitives qui pourraient dans une certaine mesure raviver et embellir l’existence humaine." (Jung)

 

  • Mais malgré cela, se pose un problème contraignant. Les éléments psychiques qui constituent l’ombre s’unissent dans l'inconscient, où ils forment une sorte de personnalité secrète et opposée à notre être conscient, tel un "double" ou un "autre" tout à fait autonome et dissocié de notre personnalité consciente.

En raison de cette autonomie, notre volonté n’a aucun pouvoir sur l’ombre, ce qui restreint notre liberté et notre libre-arbitre, et peut nous contraindre à mener une vie différente de celle que nous voudrions ou devrions mener. Cette puissance autonome en nous peut être à l’origine de névroses, de frustrations et d’inadaptations qui exigent de nous de durs compromis, notamment avec nos désirs et les aspirations de notre Moi.

 

  • "L’ombre est l’inconscient dans son ensemble (irruption d’humeurs, d’émotions, d’opinions irrationnelles…); lorsqu’on reconnaît l’existence de ces qualités négatives en soi-même, et qu’on réussit à les exprimer dans sa vie, cela exige la renonciation à certains idéaux et certaines normes de "savoir-vivre" et oblige à de la mesure et de la réflexion si on veut éviter des conséquences négatives." (Jung)
  • En dépit de cette pénible difficulté qui consiste à affronter l’ombre, il est toutefois possible de composer avec ce "double" qu’elle figure, à condition de trouver l’attitude juste face à elle. Ce qui n’est pas sans exiger courage, honnêteté et détermination.

 

  • "L’inconscient est un organisme naturel, indifférent aux points de vue moral, esthétique et intellectuel, qui ne devient réellement dangereux que si notre attitude consciente à son égard est désespérément fausse. Plus nous refoulons en nous-mêmes, plus s’accentuent les périls encourus du fait de l’inconscient."

"Le masque de l’inconscient n’est pas rigide, mais reflète le visage qu’on tourne vers lui. L’hostilité à son égard lui confère un aspect menaçant, la bienveillance envers lui adoucit ses traits. (…) Si un contenu de l’inconscient est refusé par le conscient, ce contenu refoulé prend un chemin détourné et en mutile un autre." (Jung)

 

  • Encore faut-il percevoir et reconnaître l’ombre en nous. En général, nous la projetons sur des objets extérieurs, figures ou personnages. La projection est un processus que nous avons tendance à ignorer, alors même qu’elle est l’une des bases les plus importantes de notre fonctionnement psychique.

Nous projetons en permanence sur les autres et sur le monde notre propre ombre.

 

  • "La pratique de l'analyse a montré que les contenus inconscients apparaissent toujours d'abord comme projetés sur des personnes et des conduites objectives." (Jung)

 

  • C'est ainsi que nous trouvons l’ombre dans nos rêves, dans les contes, les mythes et autres fictions.

Dans les rêves, l’ombre est toujours figurée par des personnages du même sexe. En explorant cette dimension obscure de notre personnalité, nous découvrons un grand nombre de personnifications de l’ombre du même sexe que nous, nous révélant des aspects inconnus de nous qu’il nous est possible d’intégrer après les avoir décryptés, compris et acceptés.

Il en est de même dans les contes, mythes et fictions: l’ombre est le "double", l’éternel "adversaire", celui qui nous met des bâtons dans les roues et nous empêche de mener à bien notre mission, de même que les soeurs jalouses, la sorcière qui nous met à l’épreuve, la belle-mère malfaisante...

Dans les mythes, le héros doit en général vaincre le monstre: il s’agit bien sûr de la victoire sur son ombre.

Quant à la littérature, elle est truffée de personnages de "doubles", dont l’un est positif et l’autre négatif, qui se battent indéfiniment l’un contre l’autre - symbolisant l’éternel combat entre le bien et le mal. "Dr Jekyll et Mister Hyde" est l’exemple le plus révélateur à cet égard. Toutes ces fictions sont fondées sur une réalité psychique objective.

 

  • "Dans les mythes et contes et de multiples oeuvres de fiction, le héros doit vaincre l’inconscient en luttant contre le "monstre de l’obscurité". (…) C’est la victoire inattendue et espérée de la conscience sur l’inconscient. Jour et nuit sont synonymes de conscience; nuit et ténèbres synonymes d’inconscient." (Jung)

 

  • Au-delà de l’ombre personnelle, se manifeste l’ombre collective dont les effets et les conséquences sont considérables. Elle se propage comme un "virus" parmi les êtres humains qui se contaminent les uns les autres. Nous constatons dans le monde contemporain des "contagions de masse" de plus en plus nombreuses et néfastes.

 

  • "Chacun est suivi d’une ombre et moins celle-ci est incorporée dans la vie consciente de l’individu, plus elle est noire et dense. (…) Le fait en soi est proprement effrayant que l’homme ait un côté d’ombre, ombre qui ne comporte pas seulement de petites faiblesses et des grains de beauté, mais aussi une dynamique franchement démoniaque. (…) Laissons cet être inoffensif constituer avec d’autres une masse et déjà par leur réunion ils forment un monstre qui, à la moindre occasion, sera aisément délirant." (Jung)

 

  • Pour Jung, l’éveil ou l’activation de l’ombre collective est survenu il y a quelques siècles. Et elle poursuit de manière exponentielle sa route vers un état de chaos et de violence de plus en plus destructeur. La cause en est la disproportion entre le développement scientifique et technique et celui de notre psyché dont l'évolution a été beaucoup plus lente.

 

  • "L'activation de l'inconscient est un phénomène spécifique de notre temps. Des couches entières de la psyché viennent pour la première fois à la lumière. La situation psychologique présente est sans précédent; du point de vue de toutes les expériences passées, elle est anormale. (…) La conscience s’est développée trop vite sur le plan scientifique et technique, elle a laissé loin derrière elle l’inconscient, qui ne pouvait plus suivre, et l’a ainsi forcé à adopter une position de défense et de refus qui se manifeste dans une volonté généralisée de destruction." (Jung)

 

  • A partir d’un tel constat, se pose la question préoccupante: comment se libérer de l’ombre, dans la mesure où celle-ci représente notre "double" ou notre "autre moitié"? Comment résister aux "contagions de masse" où les ombres personnelles se transmettent à notre insu et sont bien plus puissantes que nous?

 

  • "Les contagions de masse sont l'éruption de forces terrestres et spirituelles venant du fond de la psyché."

"L'homme moderne doit être pleinement conscient des dangers terribles qui résident dans les mouvements de masse. Ecoutez ce que dit l'inconscient. Prêtez l'oreille à la voix  du grand vieillard qui est en vous; il a vécu si longtemps, il en a tant vu et tant fait. Essayez de comprendre la volonté de Dieu, la remarquable force potentielle de la psyché." (Jung)

 

  • La réponse de Jung est limpide, mais exige une résolution presque surhumaine. La seule possibilité d’affronter notre ombre consiste à prendre le risque de se confronter avec nos profondeurs en toute honnêteté et intégrité, pour y découvrir ce que nous ne voulons pas savoir de nous; d’écouter "le vieux sage" en nous qui nous guide vers nous-même. Et ce, malgré les souffrances, les doutes, les désillusions, voire la désespérance qui accompagnent une telle exploration de soi.

 

  • "Il faut connaître sa propre ombre, ses propres capacités de faire le mal; ce n’est qu’en étant conscient du mal qu’on peut lutter efficacement contre lui, qu’il vienne de nous ou des autres; si on pense qu’on est parfait et que "tout le monde il est gentil, tout le monde il est beau", on risque d’être victime du mal venant des autres et de nous-même." (Jung)

 

  • Mais cette démarche nécessite des renonciations et des capitulations que nous ne sommes peut-être pas encore prêts à assumer. Par exemple, le renoncement lucide aux multiples idéologies et "ismes" qui nous envahissent et nous servent de faux guides, celui de notre foi dans des utopies illusoires, avec l’inflation psychique, le radicalisme, le fanatisme, les conflits et les actes barbares qui s’ensuivent.

Durant toute sa vie, Jung a eu la conscience pénétrante de l’extrême difficulté qui consiste à décharger l’ombre de son redoutable pouvoir sur nous. C’est ce qu’il appelle "l’intégration de l’ombre", qui constitue la première étape d’une analyse.

 

  • "L’ombre est une partie vivante de la personnalité, aussi veut-elle participer à sa vie sous une forme quelconque. On ne saurait l’écarter ou en faire, par des raisonnements subtils, quelque chose d’anodin. Le problème est démesurément difficile, parce que non seulement il met sur la sellette l’homme tout entier mais il lui rappelle en même temps sa détresse et son impuissance. (…) Tout ce que nous avons entrepris jusqu’alors a eu remarquablement peu de résultats, et il continuera à en être ainsi tant que nous essaierons de nous convaincre nous-mêmes, et de convaincre le monde, que ce sont seulement eux (c’est-à-dire nos adversaires) qui ont tort. Il vaudrait beaucoup mieux faire un effort sincère pour reconnaître dans l’autre notre propre ombre et son action néfaste. Si nous pouvions voir cette ombre (le côté ténébreux de notre nature), nous serions immunisés contre toute contagion intellectuelle et morale." (Jung)

 

  • L’intégration de l’ombre, sa reconnaissance en nous - ainsi que celle des contenus archétypiques de l’inconscient collectif - représente un travail pénible, long, douloureux. On n’en a jamais fini d’être confronté avec notre ombre. Il ne s’agit rien moins que d’unifier ce deux univers opposés, la conscience et l’inconscient, ce qui est l’oeuvre d’une vie.

Jung nomme cette unification "individuation": par elle, l’homme devient lui-même, un individu à part entière, complet, total. Devenir total, c’est réaliser le Soi, qui diffère du Moi en ce qu’il est une totalité qui contient tous les aspects de la psyché. Et cela n’a rien à voir - ainsi qu’on le pense fréquemment - avec une régression égocentrique, un repliement sur soi et un abandon de notre appartenance à l’humanité et de nos devoirs vis-à-vis d’elle.

 

  • "L’individuation n’exclut pas l’univers, elle l’inclut." (Jung)

 

  • Jung nous donne une remarquable leçon de vie par ses découvertes et sa conception de la psyché. C’est l’ébauche d’une voie, d’un chemin vers soi-même et les autres, où l’amour a une fonction décisive. Devenir un être complet, c'est se connaître, accepter ses aspects obscurs, s’aimer et aimer l’humanité. Devenir un être complet.

Voici le chemin de l’intégration de l’ombre qui mène à l’individuation.

 

  • "L’ombre, en devenant consciente, est intégrée au moi, ce par quoi l’homme se rapproche de la totalité. La totalité n’est pas la perfection, elle est l’intégralité de l’être." (Jung)

 

 

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