"La rosière et le menhir" - Fiction

 

LA ROSIÈRE ET LE MENHIR - FICTION

 

"Je me sens si fragile, je ne suis qu’un de ces frêles roseaux qui penchent la tête vers la rivière, dit-elle.

- Et moi, je suis dur et inflexible, une pierre érigée en cette terre depuis des siècles, répondit-il.

- Peut-être y a-t-il en moi tout de même  un peu de force?

- Et en moi un peu de douceur et d’abandon?

- Comment savoir? N’aimerais-tu pas, toi…

- Si, la coupa-t-il sèchement, j’aimerais parfois être roseau, flexible, souple, me livrant au vent et aux caprices de la nature, mais je ne sais pas ce que c’est.

- Tout comme j’ignore tout de la pierre dure qui jamais ne casse, jamais ne se brise, indéracinable…

- Toi aussi, tu l’es à ta manière, indéracinable! l’interrompit-il brusquement.

- Peut-être, répondit-elle vaguement, mais n’oublie pas que l’on a taillé tant de flûtes dans mes rameaux que j’ai l’impression d’avoir voyagé dans le vaste monde et qu’une parcelle de moi réside partout.

- Oui, maugréa-t-il maussade, alors qu’on n’a pas voulu de moi: je ne suis pas taillable! ont-ils prétendu.

Menhir

 

- Cela ne m’étonne guère! Si tu te voyais! Tu es si farouche dans ta grise noirceur, que l’on n’ose même pas t’approcher. Et si je n’avais par hasard ou par destinée éclos auprès de toi, je ne t’aurais jamais regardé!

- Je ne suis pas beau, je le sais! fit-il avec humeur. Mais si je suis vieux, je n’en suis pas moins immortel! Et j’ai vu passer des siècles sur mon dos! Alors que toi tu es périssable, ma petite, et un de ces jours, sans crier gare, tu n’y seras plus!

- Tu en serais le premier affecté, rétorqua-t-elle, tu n’aurais plus personne à qui parler!

- Tu te trompes: il y en aurait une autre qui croîtrait peut-être, plus aimable que toi!

- Ce serait ma fille… Peut-on être aimable avec une créature aussi laide, vieille et rigide que toi? Fi! D’ailleurs, n’oublie pas que bien des bourrasques violentes n’ont pas réussi à me rompre. Alors que toi, tu finis par t’éroder, petit à petit, sous l’effet des pluies battantes."

Sur ce, la rosière se détourna et se contempla dans l’eau de la rivière qui lui servait de miroir. C’est ainsi que s’achevaient la plupart des dialogues entre ces deux créatures si dissemblables, si opposées et pourtant condamnées à vivre l’une près de l’autre: la rosière et le menhir.

"Un jour, se dit-elle, en se refaisant une beauté et en lissant ses feuilles, je m’en irai, et jamais il ne me reverra."

Roseau rouge

Elle rêvait de partir, mais n’en trouvait pas le moyen. Elle était enracinée près de la dure pierre et n’avait pas la faculté de se déplacer malgré sa souplesse.

"Heureusement, il me reste les éléments et la nature avec qui je peux converser et folâtrer, car nous parlons le même langage. L’eau, le vent, le soleil, la lune, les oiseaux, les poissons, les insectes… Je peux me divertir avec eux et l’oublier, lui, l’horrible vieil épouvantail! Je peux jouir de la pluie sur mes branches, du vent dans mes feuilles et du soleil, suprême ravissement. Alors que lui ne ressent rien!"

Malgré ces cruelles pensées, la rosière n’en éprouvait pas moins une immense peine à l’idée que le menhir ne pouvait rien ressentir, ni frissonner, frémir, vibrer. Et les pluies qui le battaient sans répit ne lui faisaient ni chaud ni froid. Elle ne pouvait s’empêcher de verser des larmes amères, se sentant impuissante à changer le cours des choses.

"La vie est sans pitié... songeait-elle tristement en jetant un coup d’œil furtif à la masse rocheuse inerte comme la mort. Et pourtant, comme il est superbe, il pourrait être si beau si on le taillait un peu et s’il pouvait servir à quelque chose."

Un soir, à l’issue d’une de leurs sempiternelles querelles, il y eut dans les alentours des rumeurs inhabituelles. Les bois étaient éclairés comme en plein jour par de multiples torches. Soudain surgirent des hommes à cheval qui galopaient partout et piétinaient herbes, plantes et buissons. La rosière éprouva une grande frayeur. Le menhir, lui, demeurait impassible.

 

Hommes nobles à cheval

 

"Regardez, mes amis, s’écria une voix claire, regardez donc ce vieux menhir! Je n’en ai jamais vu d’aussi admirable. Si on le taillait un peu, on pourrait l’ériger au sommet de la tour du palais. Cela plairait fort à la princesse.

- Mon prince, répondit une autre voix, il est vrai, mais comment le déraciner et le transporter? C’est absolument impossible!

- Rien n’est impossible! s’écria gaiement le prince, qui était jeune et vigoureux. Ma princesse aime les vieilles pierres: je vais lui faire grand plaisir assurément. Holà, par ici, vingt hommes avec moi, des cordes épaisses et des pelles!"

Tous s’activèrent autour du menhir, creusant la terre, l’entourant de cordages avec précaution. Après plusieurs heures d’un travail acharné, il fut enfin ébranlé dans ses fondations, étendu à terre, puis transporté sur un immense chariot.

"Adieu! lui cria la rosière éplorée qui avait suivi la scène."

Il ne répondit rien, semblant mort. Elle se sentit si misérable qu’elle crut qu’elle allait s’effondrer. Jamais elle n’aurait pu imaginer qu’elle fût si attachée à cette odieuse vieille pierre. Hélas, il en était ainsi.

Au moment où elle s’affaissait au bord de la rivière, ses fines branches resserrées autour d’elle, elle entendit la voix du prince s’élever:

"Voyez, là, au bord de la rivière, ce roseau! J’ai une autre idée. Emportons-le avec ses racines pour le replanter dans les jardins du palais, au bord du bassin. Ce sera d’un effet charmant avec celui que nous avons déjà."

C’est ainsi que la rosière fut déracinée elle aussi et emportée, ressentant mille douleurs qui la firent sangloter. Mais lorsqu’elle se retrouva sur le chariot à côté du menhir couché sur son flanc, elle se sentit rassurée, malgré l’aspect déplorable de son compagnon.

"Tu vois, entendit-elle subitement, toi qui m’avais toujours dit que je ne changerais jamais, tu t’es bien trompée!

- Oh! s’exclama-t-elle avec joie, tu n’es donc pas mort. C’est merveilleux! Nous allons vivre dans un palais et tu seras taillé. Tu verras comme cela te transformera et comme tu seras heureux.

- Pour le moment, bougonna-t-il, j’en ai assez d’être dans cette ridicule position!

- Mais quel sot orgueil!" lui lança-t-elle joyeusement. Pour elle, une nouvelle vie allait commencer et plus rien d’autre ne comptait.

A l’issue d’un long voyage, ils parvinrent enfin en vue d’un palais somptueux, au milieu duquel s’élevait une tour. Autour s’étendaient de vastes jardins, emplis des espèces les plus variées qui ravirent les yeux de la rosière. Mais quelle ne fut sa surprise de découvrir, au bord d’un bassin où évoluaient des poissons aux couleurs vives, un beau roseau dont l’harmonie et la luxuriance l’éblouirent. Elle fut aussitôt plantée à ses côtés, si près que leurs branches s’entremêlèrent et qu’ils tombèrent en amour au premier contact.

"Ces deux-là ne se quitteront plus jamais! s’esclaffa le prince avec un sourire à l’adresse de ses compagnons."

Quant au menhir, il fut porté dans l’atelier de sculpture du palais. Les artistes le taillèrent avec tant d’adresse et d’art qu’ils en réalisèrent une pierre magnifique, aux formes arrondies, qui avait retrouvé tout le lustre de sa jeunesse. Il fut décidé de le placer au sommet de la tour, d’où l’on pourrait l’admirer de toutes parts.

Tour

Lorsqu’on le transporta à travers le jardin, et qu’il passa à côté de la rosière, il lui dit doucement:

"Te voilà bien heureuse à présent, sache que j’en suis ravi. Je te remercie d’avoir été à mes côtés si longtemps et de m’avoir aiguillonné par tes paroles vives; cela m’a empêché de mourir. Et je suis sûr que c’est grâce à toi que l’on m’a choisi pour cette noble mission.

- Moi aussi, je te remercie, lui répondit la rosière en s’appuyant contre son bien-aimé qui l’embrassait de ses branches. Sans toi et ta protection, les vents m’auraient sans nul doute arrachée. Or, nous voici tous deux bien vivants et heureux."

 

C’est ainsi que la rosière et le menhir poursuivirent leur destinée avec le sentiment d’avoir, chacun, contribué au bonheur de l’autre.

 

Roseaux rouges-Peinture

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