"Le pêcheur" - Fiction

 

LE PÊCHEUR - FICTION

Lorsque Aldo se réveilla, le soleil venait de se lever. La ville était encore plongée dans le silence. Il se sentait épuisé. Il tenta de se rendormir. En vain. Résigné, il se leva et se rendit dans la salle de bain. Il se regarda dans le miroir. Aujourd’hui, il avait 40 ans.

 

Homme pensif-Aldo-Peinture

Il avait vécu la moitié de sa vie, peut-être davantage. Tout avait passé si vite. Et le voilà presque vieux avec ses tempes grisonnantes et les rides qui se creusaient sur son front. Il grimaça pour accentuer les plis autour de sa bouche. Le front était large, le nez court aux narines épatées. Les pommettes saillantes et le menton arrondi accentuaient la sensualité qui se dégageait du visage. Mais le regard contrastait avec le reste. Il avait quelque chose d’amer et de désespéré. Aldo n’avait jamais remarqué cette expression au fond de ses yeux.

Il se détourna et ouvrit la fenêtre. Son appartement était situé sur les hauteurs d’une colline, dominant la ville et le fleuve. La rue était si étroite que le soleil n’y pénétrait qu’en été. Le reste de l’année, il y faisait frais et humide.

Respirant profondément, Aldo emplissait ses poumons de l’air parfumé des premières fleurs. Depuis son réveil, il se sentait mal, une lourdeur au creux de son estomac l’oppressait. Il continuait d’inspirer et d’expirer énergiquement. Mais la boule était toujours là. Elle semblait même avoir épaissi et remontait vers le coeur qui palpitait.

Aldo se pencha pour mieux voir le fleuve. Celui-ci était si large que les jours de brume, on ne distinguait pas la rive opposée. Il s’écoulait avec nonchalance au milieu d’une campagne riche et verte et formait une boucle, avant de disparaître derrière les collines des "7 monts", sur les versants desquelles mûrissaient les meilleurs raisins du pays. Il n’y avait pas de pont. Un bac faisait la navette entre les deux rives, dans un va-et-vient incessant.

Ce jour-là, il ne travaillait pas. Aussi décida-t-il d’aller baguenauder au gré de son humeur. Il fit sa toilette distraitement puis s’habilla. Ensuite, il se rendit dans la cuisine et but un verre de lait froid. Ce n’est qu’en quittant l’immeuble qu’il songea qu’il était peut-être trop tôt pour prendre le bac. Peu importait. Il traversa la ville d’un pas rapide jusqu’au passage creusé dans les fortifications qui débouchait sur le fleuve. Il s’y arrêta quelques instants. Les pierres suintaient, dégageant une odeur âcre. Aldo respira cette atmosphère nauséabonde. Passant la main sur la muraille, il frissonna tant elle était gluante et moussue.

Lorsqu’il arriva à l’embarcadère, le soleil s’élevait au-dessus des "7 monts". L’air était imprégné de douceur, et les premiers bourgeons apparaissaient sur les arbres. Heureusement il y avait un bac à quai, prêt au départ. Chaque fois qu’il le prenait, Aldo avait l’impression de s’embarquer pour une destination lointaine.

Le bac s’éloigna lentement et parcourut la moitié du fleuve de biais, à la manière d’un crabe, puis il s’immobilisa une seconde avant de mettre le cap sur l’autre rive. Aldo aimait ce bref instant où l’on était perdu au milieu de l’eau, entre deux mondes. Accoudé à la rambarde, il observait un groupe de mouettes qui chahutaient.

Soudain, l’une d’elles se jeta sur les autres avec agressivité. Elle les poursuivit à tour de rôle en poussant des cris aigus et les menaçant de son bec effronté. Lorsqu’elle eut réussi à les déloger, elle demeura immobile à la crête d’une vague, minuscule point blanc sur le bleu gris de l’eau.

De l’autre côté du fleuve, il n’y avait qu’un café et quelques habitations isolées. Mais la vue était magnifique sur les collines aux teintes pastel, les bois sombres de pins clairsemés de hameaux, et la cité médiévale où dominaient les ocre et les terre de Sienne. Au sommet, le bulbe doré d’une église, en contrebas, les habitations cossues qui exhibaient leurs pignons et leurs tourelles et plus bas encore, l’impénétrable ceinture de pierres demeurée intacte depuis cinq siècles.

 

Ville ancienne-Egon Schiele

Aldo s’installa à la terrasse du café et commanda du thé. Des moineaux tournaient autour de sa table, en quête de nourriture. Ils se posaient puis filaient aussitôt. Aldo se demandait toujours à quel instinct, à quelle impulsion, à quel désir ils obéissaient ainsi. Un grand merle au bec orangé se percha sur une barrière. Son cri moqueur était plein d’allant. Il secouait son plumage, picorait dans le bois et avançait son bec d’un mouvement saccadé, comme pour saluer. Il allait s’éclipser d’un instant à l’autre. Cela accentuait le charme de sa présence. Aldo ne le quittait pas des yeux, attentif à l’incessante mobilité de sa tête. Il attendait le moment où l’oiseau disparaîtrait, oubliant l’instant qu’il venait de vivre et ne se souciant pas de ce que l’avenir lui réservait.

Quelques instants avaient passé. Le merle était toujours à la même place, mais il ne sifflait plus. Il régnait un silence pesant. Le bac était reparti et aucune voiture ne passait sur la petite route. Aldo fixait maintenant l’oiseau avec anxiété. Il se sentait inquiet et se souvint subitement des paroles d’un de ses anciens professeurs: "On n’apprend rien avec le temps. On n’apprend vraiment que dans l’instant présent." Il pouvait continuer à observer le merle durant des journées entières, il ne découvrirait rien de nouveau.

A ce moment, l’oiseau prit son envol, rapide comme une flèche. Aldo frissonna et eut la nausée. C’était sans doute son estomac vide qui réagissait après le thé brûlant qu’il venait d’ingurgiter. Il appela le garçon et commanda de quoi manger. Celui-ci revint peu après avec une assiette de tartines beurrées. Aldo les engloutit en un instant. Lorsqu’il eut terminé, il constata que la boule nauséeuse au creux de son estomac n’avait pas disparu.

De mauvaise humeur, il se leva, sortit du jardin et s’engagea dans un sentier qu’il ne connaissait pas et qui longeait le fleuve en amont. Après une demi-heure de marche, il arriva dans un lieu si sauvage qu’il en fut surpris: caillasses, rochers, buissons épineux. Quant au fleuve, il ressemblait à l’océan où il se jetait au bout de sa course. Son courant était rapide et ses eaux se déversaient en flots irréguliers et tempétueux. Au milieu, saillait un îlot inhospitalier. Des corbeaux sillonnaient le ciel. Le sentier lui-même s’arrêtait à cet endroit et se perdait dans les broussailles.

Malgré cela, Aldo n’avait pas la moindre envie de retourner sur ses pas. Depuis son réveil, il fuyait l’amertume et le dégoût qui l’envahissaient. Il était certain d’avoir fait un rêve désagréable la nuit dernière. Mais il avait beau fouiller dans sa mémoire, il ne se souvenait de rien. Il se sentait vide. D’ailleurs, il ne se rappelait que rarement ses rêves. Parfois quelques impressions émergeaient, mais elles s’évanouissaient aussitôt sans qu’il ait eu le temps d’y comprendre quelque chose. Il ne leur avait jamais accordé une grande importance. Aujourd’hui pourtant, il aurait donné n’importe quoi pour se rappeler, ne serait-ce qu’une image.

Il songea à l’époque où il était arrivé dans la région, dix ans auparavant. Aussitôt qu’il l’avait vue, la ville au bord du fleuve lui avait semblé répondre à son désir de solitude. Il avait cru pouvoir y mener une existence conforme à sa nature: contempler indéfiniment les perspectives des rivages et les vieilles pierres, et peut-être réaliser, enfin, quelque chose. Mais les années avaient passé et, sans en être conscient, il s’était à nouveau laissé prendre au piège des habitudes, de la routine, des exigences de la sécurité intérieure. Et tous ses rêves s’étaient envolés. Non seulement, il n’avait rien créé, mais il s’était enlisé dans une paresseuse rêverie et avait complètement négligé sa vie intérieure.

Une grimace défigura son visage. Il était fatigué et avait mal à la tête. Il aurait bien pleuré, mais il n’était pas habitué à se laisser aller à ses émotions. Indécis, il ne savait que faire. Sans s’en rendre compte, il avait continué de marcher et l’îlot était maintenant derrière lui. Il tendit l’oreille: pas un oiseau ne sifflait, les corbeaux eux-mêmes avaient disparu.

Aldo se dit que l’endroit était idéal pour la pêche solitaire. Cette réflexion saugrenue le distrait un instant de son anxiété.

"Oui, la pêche est bonne aujourd’hui!" s’exclama soudain une voix claire près de lui.

Etonné, il se retourna. Il n’y avait personne. Ses pensées auraient-elles acquis la faculté de se matérialiser? A cette idée, il crut devenir fou. Il respira profondément à plusieurs reprises, jusqu’à ce qu’il se sentît mieux.

"Qu’est-ce que c’est? finit-il par crier. Il y a quelqu’un? Où êtes-vous?

- Ici! répondit aussitôt la même voix. Ici, derrière les arbres!"

A sa droite il y avait une rangée de buissons aux feuillages si touffus qu’il était impossible de voir à travers. Aldo les contourna et déboucha sur un petit tertre. Là il vit un homme debout au bord de l’eau qui pêchait. Deux cannes à pêche du modèle le plus récent étaient fixées au sol et à ses pieds, un seau rempli d’eau.

Le pêcheur était grand, vigoureux, et une abondante chevelure brune couvrait sa nuque. Son nez long et fort contrastait avec la finesse de ses traits, et deux rides profondes barrant son front lui donnaient un air dominateur. Ses yeux remarquablement sombres par rapport à ceux des habitants de cette région, avaient une expression étrange, peut-être en raison de leur fixité. Et, bien qu’il eût l’air d’un parfait amateur de pêche, sa présence à cet endroit paraissait incongrue.

Homme pêchant à la canne

"Bonjour! lui lança Aldo d’une voix faussement assurée. Vous m’avez fait peur! Vous êtes là depuis longtemps?

- Depuis l’aube.

- Et vous n’avez encore rien pris? s’étonna Aldo en jetant un bref coup d’oeil au seau.

- Oh si! répondit l’homme avec un imperceptible sourire. Mais je leur rends la liberté aussitôt. Qu’est-ce que je ferais de tous ces poissons?

- Mais les manger! s’exclama Aldo. Il y a beaucoup de truites ici et elles sont excellentes!"

Le pêcheur se tourna à demi vers lui et le dévisagea avec une attention soutenue. Aldo se sentit mal à l’aise. L’inconnu le considérait avec familiarité, comme s’il le connaissait depuis toujours, et cela le gênait. Il n’avait pas la moindre envie de s’attarder en sa compagnie et cherchait un moyen de battre en retraite.

"Les manger? reprit l’inconnu mi-figue mi-raisin en se détournant. Vous mangez les poissons vous?

- Mais... oui, répondit Aldo en s’empourprant. Oui, bien sûr!" répéta-t-il reprenant un peu d’assurance depuis que l’autre ne le fixait plus.

Le pêcheur prit une canne et y accrocha une petite mouche artificielle, qui alla clignoter à la surface de l’eau comme une minuscule étoile.

"Avec ça, fit-il à voix basse, on les attrape facilement.

- Mais... pourquoi les attraper si vous n’en faites rien?" s’étonna à nouveau Aldo.

Il avait envie de fuir, mais ne pouvait s’empêcher de rester, fasciné par ce pêcheur insolite, qui semblait n’attacher aucune importance aux poissons qu’il se donnait néanmoins tant de peine à attraper.

"Vous vous intéressez à la pêche, Monsieur? lui demanda subitement celui-ci.

- Mais... oui... enfin... je... bafouilla Aldo complètement déconcerté. C’en était trop! Il voulut partir sur le champ, mais se sentait incapable de bouger. Ses jambes ne lui obéissaient plus. Non, pas tellement... réussit-il à articuler. Et pourtant j’aimerais bien comprendre pourquoi vous...

- Qu’aimeriez-vous comprendre? l’interrogea à nouveau l’homme en s’approchant de lui.

- Pourquoi…" Une fois de plus, Aldo fut incapable de poursuivre. Le malaise qu’il ressentait depuis son réveil était en train de se muer en véritable angoisse. Il se sentait si las qu’il s’assit sur un rocher.

"Je n’en sais rien... reprit-il après un instant de silence durant lequel il tenta de mettre de l’ordre dans le flot de sensations pénibles qui l’envahissaient. Je n’en sais rien. Depuis ce matin, il y a quelque chose que j’aimerais saisir, mais je n’y arrive pas. Cela me perturbe et me donne la nausée. D’ailleurs j’ai de nouveau cette envie de vomir."

Malgré son antipathie pour l’inconnu, Aldo était soulagé de pouvoir parler de ce qui l’oppressait.

"C’est sans doute ce rêve, continua-t-il nerveusement, que j’ai fait cette nuit et dont je ne parviens pas à me souvenir. Depuis mon réveil, j’ai la sensation de n’être plus moi-même, d’être un autre. Oui, c’est ça, un autre ou même plusieurs autres, que j’avais ignorés jusqu’ici. Comme ces poissons qui habitent le fleuve! s’exclama-t-il fiévreusement. Je suis comme ce fleuve, limpide et lisse, mais au fond de moi il y a tous ces poissons que je ne peux pas digérer! Il s’arrêta et eut un rire sec, comme pour se moquer de ses paroles si étranges. Si encore, reprit-il d’un ton amer, je savais qui ils sont, d’où ils viennent, ce qu’ils veulent de moi... mais je ne le sais pas. Si je pouvais seulement les attraper, comme vous vos poissons...

- Vous les mangeriez alors, n’est-ce-pas?" l’interrompit le pêcheur.

La gorge serrée, Aldo secoua la tête en signe de dénégation.

"Non, répondit-il. Non, je ne les mangerais pas.

- Et pourtant, insista l’homme, c’est bien ce que vous m’avez conseillé de faire tout à l’heure.

- ... Oui, finit par admettre Aldo de plus en plus furieux. Oui, sans doute. Mais ce ne sont pas les mêmes poissons! C’est tout à fait différent, vous le savez bien, voyons!"

Ce qui se passait était vraiment surprenant. Lui qui ne s’était jamais confié à personne, il venait de révéler à un inconnu des choses incroyables, inattendues, des choses que lui-même ignorait encore quelques instants auparavant.

"Donc, reprit l’homme d’une voix calme, vous mangeriez ces poissons qui résident dans vos eaux troubles, vous les détruiriez volontiers, n’est-ce-pas?

- Cessez donc de me tourmenter avec ça! s’écria Aldo en colère. Il tremblait, fixant son interlocuteur d’un air farouche. Comment pourrais-je leur rendre la liberté, puisque j’ignore tout d’eux. D’ailleurs j’ignorerai toujours tout d’eux. Je ne sais pas qui je suis, ni où je vais, ni pourquoi je suis arrivé là, ni pourquoi je vous raconte tout cela. C’est peine perdue! fit-il, amer. Et puis cette histoire de poissons est parfaitement absurde! On ne peut tout de même pas comparer ce que je ressens à une vulgaire histoire de poissons qu’on attrape et relâche.

- Croyez-vous que ce soit une vulgaire histoire de poissons? le provoqua l’inconnu, un sourire ironique aux lèvres. Mais ses yeux demeuraient graves.

- Ah! je ne sais plus! cria Aldo surexcité. Et admettons que je réussisse à attraper ces "poissons" qui habitent à l’intérieur de moi, je ne pourrais tout de même pas leur rendre la liberté, il faudrait que je... les garde... prisonniers, que je... les tienne... en bride, que je les maîtrise... bégaya-t-il.

- C’est là où vous vous trompez, objecta l’autre. Rien ne serait plus nuisible. Les attraper suffirait. Après il faudrait leur rendre la liberté. C’est la condition à...

- A quoi donc? lança Aldo plein de ressentiment pour l’homme énergique et sûr de lui qui lui jetait à la tête ses impuissances, son ignorance, son vide intérieur, et se mêlait de lui donner des leçons. A quoi donc? répéta-t-il fou de rage.

- A votre propre liberté…" répondit l’inconnu, impassible.

A cet instant, une longue péniche noire passa au milieu du fleuve, dans un ronronnement saccadé. Ils la regardèrent tous deux défiler en silence. Des vagues vinrent lécher les rochers, les éclaboussant d’écume. Leur clapotis violent allait s’atténuant, au fur et à mesure que la péniche s’éloignait. Une mouette se posa sur une pierre et cria effrontément. Aldo eut l’impression pénible qu’elle se moquait de lui. Peut-être était-ce la même que celle qu’il avait observée du bac. Mais cela lui semblait bien loin à présent.

Quelque chose était arrivé depuis, qui l’avait rejeté hors du paradis de la contemplation. Il se sentait prisonnier de barreaux qui se resserraient autour de lui. La perspective de poursuivre sa conversation avec l’inconnu lui était insupportable. Il n’avait qu’un désir: se lever, s’enfuir, retrouver la liberté. Mais quelle liberté?

Il l’avait cherchée toute sa vie, la liberté. Enfant déjà, il était obsédé par elle, puis adolescent, elle l’avait épuisé. La puissance qu’elle exerçait sur lui avait été si impérieuse qu’à peine ses études achevées, il s’était enfui du foyer paternel et livré sans mesure à toutes les expériences surgissant sur sa route. Mais tout cela avait fini par l’ennuyer, le décevoir. Ses désirs, ses espoirs n’avaient pas été comblés par cette excitation permanente qui accompagnait les transgressions et les excès. Au contraire, il en avait bien vite évalué les limites et s’était senti plus enchaîné que jamais. La liberté n’était pas ce qu’il croyait posséder. D’ailleurs se laissait-elle jamais posséder? Si elle existait, elle ne se manifestait qu’à de rares instants, et jamais sous les formes que l'on connaissait. Il s’agissait de quelque chose de différent, d’inconnu.

C’est alors qu’il était venu s’installer dans cette ville au bord du fleuve, où il avait puisé une force nouvelle et rêvé de créer quelque chose de vrai, d’authentique, d’intègre. Quelque chose qui justifierait sa vie en quelque sorte, et en tracerait le fil conducteur avec clarté. Quelque chose qui ressemblerait à ces dessins qu’il crayonnait spontanément lorsqu’il était enfant. Et il s’était remis à peindre avec avidité.

Malheureusement la somme d’argent dont il disposait s’était vite épuisée et il avait dû chercher du travail. Une petite maison d’édition de livres d’art l’avait engagé pour rédiger des commentaires sur les oeuvres d’autres peintres. Cela lui suffisait pour vivre mais le laissait insatisfait, frustré, anxieux. Pris de découragement, il avait fini par reléguer ses esquisses au grenier.

Il soupira. Cet intense désir de liberté en lui n’avait jamais trouvé de porte par où se frayer un passage vers la réalité. Et à présent, il était prisonnier de ces barreaux rassurants dont il avait sous-estimé la résistance et la solidité: car c’était bel et bien le besoin de sécurité qui l’avait conduit dans cette ville elle-même encerclée par ses fortifications, qui l’avait conforté dans son inertie et figé, tarissant en lui toute vitalité et toute créativité.

"Je ne suis pas libre... murmura-t-il bouleversé. Recroquevillé, les pieds ballants au-dessus de l’eau, il n’avait plus la force de se lever. Je ne suis pas libre... répéta-t-il. Je détruis les poissons au lieu de les observer, d’en découvrir le sens..."

Comme il prononçait ces mots, son rêve de la nuit précédente lui revint brusquement en mémoire. Il se trouvait sur le bac avec une foule d’inconnus. La traversée était mouvementée et les vagues étaient très hautes. Soudain, une lueur illumina la cabine du conducteur. Un incendie se propageait comme une traînée de poudre. Le bac stoppa au milieu du fleuve et les passagers paniqués se jetaient à l’eau l’un après l’autre. Bientôt, Aldo se retrouva seul à l’avant du bateau en proie aux flammes. Il aperçut sur la berge un homme qui pêchait sans prêter la moindre attention à ce qui se passait. Il tenta désespérément de crier pour l’appeler au secours, l’autre ne l’entendait pas. Il comprit qu’il ne lui restait qu’une chose à faire: sauter. Bien qu’il n’ait jamais eu peur de l’eau, une terreur irrationnelle l’envahit à la vue des vagues.

Naufrage-Peinture

Aldo se rappelait chaque détail de ce rêve avec tant de netteté qu’il avait l’impression étrange de ne pas s’être réveillé et de continuer de dormir. Sa rencontre avec le pêcheur le confortait dans cette idée insensée. Tout ce qui lui arrivait semblait n’être que la continuation de son cauchemar et dans un instant, il allait se réveiller dans son lit et il oublierait aussitôt son rêve.

A ce moment, une bouffée d’angoisse plus forte que les précédentes le submergea. Obéissant à une pulsion irrésistible, il se jeta dans le fleuve et nagea jusqu’à ce qu’il se trouvât à une centaine de mètres du bord. L’eau était glaciale, il se sentait à bout de force. Faisant un effort surhumain pour redresser la tête, il distingua vaguement le pêcheur qui plongeait à sa suite. Puis il ne vit plus rien.

 

Lorsqu’il reprit connaissance, il était couché sur une banquette dans le café. On lui avait ôté ses vêtements et il était enveloppé d’une couverture. Un médecin était assis à son chevet.

"Enfin! s’écria-t-il lorsque Aldo ouvrit les yeux. Enfin, vous voilà revenu à vous! Vous nous avez fait sacrément peur!

- Mais... balbutia Aldo, étonné. Qu’est-ce que je fais ici? Que s’est-il passé?

- C’est moi qui vous le demande! s’exclama le médecin. On vous a trouvé évanoui à l’entrée du café, trempé jusqu’aux os. Eh bien, vous en avez bu une tasse! Mais comment est-ce arrivé?

- Je ne m’en souviens plus, murmura Aldo. Je me promenais au bord du fleuve, là où c’est très escarpé. J’ai dû glisser sur un rocher.

- Mais comment diable êtes-vous arrivé jusqu’ici dans votre état? Vous ne vous souvenez vraiment de rien?

- Je crois que quelqu’un a dû me ramener... Oui, je m’en souviens à présent, il y avait un pêcheur. Sans doute est-ce lui qui m’a repêché, puis il m’a rendu la liberté...

- Drôle de façon de vous rendre la liberté… maugréa le médecin. Vous abandonner comme un colis postal! Excusez-moi, mais j’ai du mal à croire votre histoire. Il n’y avait aucun pêcheur dans les environs. Et puis, vous savez bien que la pêche est interdite ici.

- Mais si, je vous assure, insista Aldo, il avait même deux cannes à pêche. Mais ce n’est pas grave, il n’était pas en infraction puisqu’il rendait la liberté aux poissons qu’il attrapait.

- Hum... sourcilla le médecin. Vous ne m’avez pas l’air tout à fait d’aplomb. Je vais vous faire ramener chez vous en voiture. Et demain vous irez à l’hôpital pour passer des examens. On ne sait jamais avec ce genre d’accident...

- Vous voulez dire pour voir si j’ai toute ma raison? demanda Aldo.

- Oh non, s’empressa de répondre le médecin. Rassurez-vous, rien qu’un examen de routine. Je vais vous laisser vous reposer en attendant que la voiture arrive. Hum, grommela-t-il en s’éloignant, un pêcheur qui rend la liberté aux poissons... C’est la première fois que j’entends de pareilles sottises! Le pauvre garçon a dû prendre un sacré coup sur la tête!"

Quelques semaines après, Aldo se sentait totalement remis de ce que tout le monde appelait son "naufrage". Il se souvenait avec précision de ce qui lui était arrivé et aucune zone d’ombre ne subsistait en lui. Il en éprouvait un profond soulagement. Pourtant, quelque chose demeurait malgré tout énigmatique: le pêcheur. Aldo avait interrogé les habitants des environs à son sujet, mais personne ne l’avait jamais vu. Malgré la description précise qu’il leur donna de lui, il n’obtint aucune réponse satisfaisante. L’homme était parfaitement inconnu dans la région.

Au bout de quelque temps de recherches infructueuses, Aldo se mit à douter lui-même de sa raison. Finalement, il conclut que sa sensibilité exacerbée et son cauchemar l’avaient tellement bouleversé qu’il avait sans doute eu une vision. Quant à son retour au café, il y était vraisemblablement parvenu tout seul. Son évanouissement prolongé lui aura tout fait oublier. Ces choses-là arrivaient fréquemment à la suite d’un choc, lui avaient assuré les médecins.

Satisfait de cette explication, Aldo vécut les mois suivants dans une grande sérénité, libéré de toutes les tensions qui l’avaient harcelé dans le passé. Il se sentait vide certes, mais d’un vide qui ressemblait à une gestation et lui donnait une sensation de paix profonde.

 

Puis un matin, il monta au grenier. Il en extirpa tout son matériel de peinture: toiles, tubes de couleur, pinceaux, palette et chevalet. Il les rangea dans un grand sac et se rendit à l’embarcadère pour y prendre le bac. Le fleuve étincelait comme un brasier sous les rayons du soleil et le ciel était pur, sans l’ombre d’un nuage.

Arrivé de l’autre côté, Aldo ne jeta même pas un coup d’oeil au café et s’engagea directement dans l’étroit sentier. Lorsqu’il eut dépassé l’îlot, il fit encore quelques centaines de mètres et inspecta les environs, à la recherche d’une place où la lumière serait parfaite. Il reconnut bientôt les buissons touffus où une multitude d’oiseaux avaient élu domicile. Les contournant, il installa son chevalet à l’endroit précis où il avait eu sa vision, puis il commença à peindre le fleuve.

 

Cézanne-Peintre assis dans nature

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