"La matriarche" - Fiction africaine
- Par kleiberpat
- Le 07/03/2021
- Dans Monde Imaginaire - Contes, Fictions et Rêveries
LA MATRIARCHE - FICTION AFRICAINE
La matriarche avance d’un pas indolent dans le bush, ouvrant la voie à la femme qui la suit.
La vieille éléphante est lourde et altière. On l’appelle "matriarche", parce qu’elle a beaucoup vécu et conduit de troupeaux à travers la région. Elle a survécu à tout: les famines, les sècheresses, le cruel manque d’eau. Pour les éléphants, l’eau est non seulement un besoin essentiel, mais une bénédiction. Le rituel du bain est irrésistible, pour leur survie et leur plaisir. Le plaisir du jeu, le plaisir de se rouler avec délectation dans la boue, de s’en gorger, s’en barbouiller de leur trompe, puis se replonger dans l’eau avec délice.
La matriarche est la seule à être demeurée libre. Ses semblables ont été tués pour leurs défenses, ont disparu, ou ont trouvé refuge dans les réserves. La matriarche, elle, semble avoir tout traversé avec clairvoyance. Elle a vu les cadavres de ses proches, ceux de ses enfants, petits-enfants, et ceux de ses compagnons de route. Elle les a vus recouvrir la terre rouge en temps de sécheresse, déchiquetés par ceux que l’on appelle les "éboueurs": hyènes, vautours, chacals.
Et cela est bien, elle le sait. C’est dans l’ordre naturel des choses depuis toujours. Chacun nourrit l’autre et se nourrit de l’autre. C’est la loi de la vie.
L’humain lui-même, qui se croit supérieur aux autres espèces, nourrit une multitude de petites créatures: champignons, virus, bactéries. Et parfois, il succombe et en meurt. Cela aussi est juste.
Si les animaux pouvaient parler, ils l’expliqueraient aux humains. Mais la communication est impossible; surtout pour l’éléphant qui émet des ultra sons indistincts que l’oreille humaine ne peut entendre, ni même percevoir.
Il y a une chose que la matriarche n’a jamais comprise. L’intérêt forcené des humains pour ce qu’il y a de moins précieux à ses yeux, cette parure spécifique à son espèce: l’ivoire. Est-ce parce qu’ils appellent ces ornements à la couleur chaude comme le soleil, des "défenses"? En ont-ils besoin pour se défendre eux-mêmes contre leur propre misère? Se voudraient-ils semblables à ces éléphants forts, grands, majestueux, en leur dérobant leurs "défenses"? Nul ne saurait le dire. Cela restera à jamais un mystère: le lien entre les humains et les animaux sauvages.
La matriarche a vu de multiples cadavres dépouillés de leur ivoire, piétinés, meurtris, saccagés, abandonnés. Seul l’ivoire intéressait les prédateurs. Par bonheur, cette richesse leur a échappé parfois. Lorsqu’un éléphant n’en peut plus d’avancer, il s’effondre et cesse de respirer. Son corps nourrit les autres animaux. Mais l’ivoire demeure, non comestible. La matriarche a vu ça et là, au détour d’un chemin, dans le creux d’un lit de rivière asséché ou sous les herbes dorées, gésir un ivoire que les chasseurs humains n’ont pas découvert.
Alors, avec l’aide des autres, elle l’a soigneusement dissimulé, le recouvrant de terre avec sa trompe, doucement, reniflant l’odeur qui en émanait encore. Et les autres l’ont entouré en l’effleurant de leurs trompes.
Mais on ne peut pas toujours le faire. Il y a ces sottes rumeurs qui courent au sujet des cimetières d’éléphants. Ce sont les humains qui les ont inventées, se projetant dans la destinée des éléphants. Mais jamais les éléphants ne se sont concertés pour aller mourir au même endroit. Les cimetières existent, mais sont des lieux où les éléphants meurent ensemble, quand il n’y a ni nourriture ni eau, et qu’ils n’en peuvent plus de migrer d’une région à l’autre pour étancher leur faim et leur soif. Les petits surtout.
Combien en a-t-elle vu mourir? Elle ne s’en souvient plus. Bien que les humains parlent de "mémoire d’éléphant", elle n’en a pas. Elle ne vit que dans le présent.
Peut-être les humains ont-ils besoin d’imaginer ces choses absurdes sur les éléphants; que cela les rassure de voir qu’ils leur ressemblent avec des "cimetières" où s’entassent les dépouilles de leurs corps, semblables aux charniers humains.
Quoiqu’on en dise, les humains ont peur, de même que les autres animaux. Ils ont peur de ce qui ne leur ressemble pas, ils ont peur de la vie et de la mort. D’ailleurs, peut-être ont-ils encore bien plus peur que les animaux, car ils sont devenus très fragiles à force de détruire leur saine animalité. Autrefois, il y a bien longtemps, ils ont possédé la connaissance de la nature, des animaux, des plantes, des pierres, des étoiles et de l’univers infini. Cette connaissance les protégeait. Ils remerciaient les animaux qu’ils étaient contraints de tuer pour se nourrir, ils remerciaient les arbres, les plantes, les fruits et même les pierres. Il reste encore des pierres sculptées par eux en ces temps très lointains.
A présent, les humains ne savent plus rien de ces précieuses connaissances. Ils élèvent des animaux pour s’en nourrir, dans de gigantesques prisons où ceux-ci sont entassés, parqués, sans liberté. D’ailleurs, ils ne sont même plus des animaux. Ils sont devenus des mécaniques, comme ces voitures à moteur qui filent de temps en temps sur une piste, avec des humains blancs et des humains noirs, tous le fusil au poing, toujours sur la défensive. Ils en est de même pour les plantes, les fruits et les arbres. Au lieu de les laisser pousser naturellement, les humains en accélèrent la croissance, mêlant leurs gènes, manipulant l’essence dont chaque espèce est constituée. Malgré cela, un grand nombre d’entre eux ne mangent pas à leur faim.
Mais à quoi bon ressasser ces histoires du passé et du présent. Nul ne sait de quoi l’avenir sera fait. La vieille matriarche a tout vécu. L’amour de plusieurs compagnons qui lui ont donné des petits. C’était bon. Certains lui ont plu, d’autres moins. L’un d’eux l’a même forcée, la sentant en fécondité. Elle ne s’est pas révoltée. Elle l’a laissé faire. Et un petit est né de cette union non désirée.
Par malheur, il est mort peu de temps après. Il a suffi d’un instant d’extrême fatigue où elle a fermé les yeux. Et le petit s’est éloigné si rapidement d’elle et de sa protection qu’elle ne s’en est pas aperçue. Une lionne l’a tué et emporté en un clin d’oeil.
Elle en a été meurtrie. Mais elle a compris que la lionne avait pu ainsi nourrir ses petits. C’est la loi de la nature. Inexorable, mais juste.
Tout en marchant d’un pas rythmé, la matriarche s’abandonne à ses rêveries. Sa trompe au sol renifle avec volupté les odeurs qu’elle perçoit; parfois, elle l’élève vers le ciel d’un geste vif pour manifester sa joie d’un son de trompette explosif ou inspirer une grande bouffée d’air. Cette terre rouge où elle marche est l’une des dernières où l’air est totalement pur. En dépit de tout, elle a beaucoup de chance d’avoir pu y vivre si longtemps.
Elle s’arrête un instant, flairant quelque chose. La femme derrière elle la rejoint.
Après tant d’années de solitude, la matriarche n’est plus seule. Quelque chose d’inconcevable et d’inouï lui est arrivé. Elle a une amie. Une humaine. Elle s’appelle Ganede. C’est un drôle de nom, mais il lui plaît. Il vient de loin, est intemporel. Et cela lui fait plaisir que de tels noms puissent encore exister chez les humains. Ganede n’est plus toute jeune, mais pas encore vieille. Elle n’a pas vécu pleinement, selon la matriarche. Elle ignore la plénitude de la vie, mais elle est en train de la découvrir. La matriarche l’a perçu.
Ganede réside dans une ferme au coeur du bush. En général, la matriarche ne s’approche pas des lieux où règnent les humains. Mais, quand la nourriture et l’eau se font rares, elle se rend dans une réserve où les animaux sont protégés. Elle s’y nourrit, s’y abreuve et surtout prend des bains rafraîchissants et bénéfiques. Tout le monde la connaît. Elle sait qu’elle est surveillée, suivie à la trace, mais cela n’a aucune importance. L’essentiel est qu’on la laisse libre d’aller où bon lui semble, de suivre son chemin, comme l’ont fait avant elle ses ancêtres. Elle va jusqu’à éprouver de la reconnaissance à l’égard de ces humains, même si le choc de leurs fusils subsiste dans ses entrailles et que son corps en reste marqué.
C’est en se dirigeant vers la réserve que la matriarche a vu la femme se promener seule dans le bush, sans guide, sans voiture, sans fusil. Elle paraissait égarée et ne retrouvait pas le chemin de la ferme où elle séjournait.
Elles se sont trouvées nez à nez, trompe à nez plutôt. La matriarche s’est immobilisée, la trompe à terre, fixant la femme. Celle-ci, un peu effrayée par la corpulence de l’éléphante, l’a regardée de ses yeux écarquillés et stupéfaits.
"Un éléphant ici, s’est-elle dit, c’est impossible!"
En effet, on ne voit jamais d’animaux de ce genre aux environs des fermes. Les animaux craignent les humains et se cachent au moindre bruit de pas. Le jour, ils sont invisibles. Ce n’est qu’au crépuscule qu’on peut les distinguer et les observer, ou en voiture. Ils sont plus rassurés par le bruit des moteurs que par celui des pas humains. Jusqu’à présent, Ganede n’a vu que des mammifères, des oiseaux, des petits reptiles. La saison des pluies n’ayant pas débuté, les cobras ne s’exhibent pas encore pour se prélasser au soleil. Que dire alors d’un éléphant?
Elles se sont fixées longuement, en silence. Puis la matriarche a tendu sa trompe en direction de la femme, en signe de paix. Sa puissance et sa paisible tranquillité l’ont rassurée. Elle a esquissé un sourire, puis a ri à s’en tordre la mâchoire, tant elle était émerveillée par l’éléphante, comme si elle avait trouvé un havre de paix fermement enraciné dans la terre.
Puis, elle a fait quelques pas vers elle, tendant sa main vers la trompe. Et elle l’a caressée avec douceur. C’est la première fois que la matriarche a senti une main humaine passer sur sa peau rude et fanée, dure comme de la pierre et pourtant recélant tant de douceur dans ses infractuosités. C’est la première fois qu’un humain l’a approchée et caressée avec confiance, spontanéité et abandon.
Elle a senti vibrer son vieux corps, comme si tous ses semblables tués de la main des humains revivaient en elle et la remerciaient d’être là en cet instant de pacification. Et elle a vu des gouttes transparentes s’écouler sur le visage de la femme, petits joyaux lumineux au soleil. Fragiles et légères, elles coulaient comme de l’eau, tout en ressemblant à des perles.
C’est ce jour-là que cela a commencé entre elles. Ganede allait repartir dans son pays, mais à l’issue de cette rencontre, elle a décidé de rester encore. Elle ne savait pas qu’elle avait besoin de la matriarche, et que c’était la rencontre la plus importante de sa vie.
Alors, elles se sont apprivoisées. La matriarche s’est installée aux environs, et Ganede lui a rendu visite tous les jours. Heureusement, il y avait de l’herbe et des acacias à cet endroit. La matriarche avait besoin d’une grande quantité de végétaux pour rassasier son corps imposant. Le soir, Ganede l’accompagnait au point d’eau de la ferme, où elle s’arrosait avec plaisir de sa trompe.
La matriarche ignorait tout du langage humain et Ganede de celui des éléphants. Mais les deux "femmes" se sont comprises. La matriarche s’est mise en état d’extrême tension et de réceptivité, pour capter les messages que lui envoyait le corps de Ganede. Sa voix et ses intonations, ses gestes, ses regards; et tout ce qui était égaré en elle, au-delà des apparences. Elle s’est acharnée à la capter, et Ganede s’est mise à son écoute. L’éléphante la captivait, c’était la clé de son ouverture. En réalité, toutes deux se sont captivées.
A la ferme, on acceptait les absences de Ganede. On comprenait que quelque chose était survenu et continuait de survenir. Tout le monde connaissait la matriarche. Aussi ne s’inquiétait-on pas. Et on laissait Ganede vagabonder, se laisser envahir par la vie qui refluait en elle, et se relier à cette terre dont l’intensité, la profondeur et la plénitude étaient tangibles.
Souvent, elles marchaient côte à côte des heures durant, au rythme de l’éléphante. Ganede prenait conscience que c’était son propre rythme, du moins son rythme d’Afrique. C’était exactement le rythme qui s’harmonisait à sa respiration: un pas pour inspirer, un pas pour retenir sa respiration et un pas pour expirer, enfin le dernier en attente de la prochaine inspiration. Un rythme quaternaire, évoquant les quatre pattes de la matriarche qui se dandinait en laissant sa queue flotter autour de sa large croupe.
Peu à peu, Ganede s’est rendu compte que la matriarche la guidait, imperceptiblement. Elle la menait vers des lieux inconnus où elle découvrait toujours quelque chose. La première fois, elle a trouvé une plume d’aigle. Il est très rare de trouver une plume d’aigle dans le bush, lui a-t-on dit à la ferme. C’est un signe de bonne fortune.
La matriarche changeait sans cesse de direction. Ganede voyait à perte de vue des branchages desséchés gisant sur le sol comme des cadavres, formant d’étranges amas qui emplissaient le vide du bush. Des arbres très secs, des acacias pour la plupart, croissaient horizontalement, puisant l’eau en profondeur, avec leur extraordinaire faculté de prospérer en dépit de tout. Il y avait d’autres sculptures, chacune différente et unique: les termitières. Ganede n’en avait jamais vu et était étonnée de ne pas y apercevoir le moindre de ces insectes qui construisent avec tant d’art leurs labyrinthes de terre.
La matriarche les contournait toujours avec une extrême précaution et, malgré son poids et sa grande queue qui balayait l’air, elle n’a jamais, ne fut-ce que frôlé l’une de ces sculpturales architectures. C’était naturel pour la vieille éléphante. Dans son monde, tout était digne de respect. Tout avait son utilité, même le plus misérable des insectes, comme les moustiques qui véhiculent cette terrible maladie, le paludisme, et tuent des nuées d’enfants.
Elle était protégée par de merveilleux oiseaux aux couleurs vives qui folâtraient sur son corps. Elle sentait à peine leurs petites pattes sur sa peau dure, et leur bec piquant la débarrassait des insectes qui l’assaillaient. Quand ils l’avaient délestée de certains d’entre eux, particulièrement virulents, elle se sentait soulagée. Elle les aimait infiniment.
Tous les animaux faisaient partie de sa vie: elle sentait leur présence et percevait si l’un d’eux était en danger ou au contraire en sécurité. Et pourtant, un jour déjà lointain, son instinct lui a fait défaut. Lors de la mort de son petit. Il restait au plus profond d’elle une vague mémoire de cette tragique disparition.
Si elle pouvait soupirer et pleurer comme Ganede, elle le ferait volontiers. Mais elle ne le pouvait pas. Alors elle se contentait de diriger sa trompe vers le ciel dans un bruit de tonnerre, comme pour lui demander des comptes. En la voyant ainsi, Ganede avait l’impression qu’elle l’interrogeait. Pourquoi, malgré la joie de vivre et la liberté, la mort existe-t-elle, et la nécessité de tuer pour se nourrir? Pourquoi la nature, si clémente et nourricière, apporte-t-elle aussi des famines, des sécheresses, de violents tourbillons?
Ganede se posait les mêmes questions, mais ne trouvait pas de réponse. C’est comme demander pourquoi le jour suit la nuit, l’ombre la lumière, le mâle la femelle, la mort la vie. Y a-t-il quelqu’un qui sache la vérité à ce sujet?
Un jour, Ganede s’est adressée à la matriarche d’une voix haute et intelligible. Jusqu’à présent, elle n’avait fait que la regarder et la caresser en lui murmurant des mots doux. Mais ce jour-là, elle s’est arrêtée, s’est assise sur une haute souche d’acacia, et lui a parlé.
La matriarche en a été confuse. Elle n’a rien compris aux mots de Ganede. Elle s’est astreinte à ouvrir grand ses oreilles, plantée sur ses quatre pattes. Alors, au bout de quelques heures, le miracle s’est produit. Elle a perçu, puis entendu des sons. Et elle en a saisi le sens. Au fil des mots, elle a fini par saisir l’essentiel: ce qu’il y a entre les mots, ce silence qui lui est perceptible, à elle qui a l’habitude du silence de la nature.
Ganede lui a raconté comment elle est arrivée là, et lui a décrit le monde où elle a vécu. C’est ainsi que la matriarche a compris certaines choses du monde humain. Le mystère a commencé à se lever.
"Tu sais, matriarche, j’ai tellement de mots en moi, de choses inexprimées, que je ne sais par où commencer, ni si je parviendrai à terminer…"
La matriarche a secoué sa trompe pour l’encourager et l’a regardée dans les yeux. Cela était bon, doux, presque de la compassion. Alors, Ganede a continué de lui parler, chaque jour.
"Tu as la chance de vivre dans la nature depuis toujours. Tu n’es jamais allée dans une ville dense et n’as jamais côtoyé une multitude d’humains à la fois. Moi, je suis venue ici à cause d’une douleur intolérable. Je souffrais tant que j’ai voulu mourir. Et je suis venue ici pour mourir. Je croyais que ce serait plus facile. Je voulais mourir et ne plus jamais retourner là-bas. Il y a cet homme qui m’a fait du mal, une peine profonde qui m’a brisée et qui m’a donné envie de mourir. Lui-même avait cessé d’être vivant quand je l’ai rencontré. J’ai voulu le sauver de la mort et je lui ai donné la vie que j’avais en moi. Mais cela m’a épuisée, et j’ai voulu mourir à mon tour. Il ne m’a pas donné d’énergie en retour, tu comprends, Matriarche?"
C’était difficile à saisir pour la vieille éléphante. Dans son monde naturel, quand on recevait, on donnait. Tout était échange. On tirait son énergie du soleil, de la lumière, du repos de la nuit, de l’eau, de la nourriture, des semblables qui faisaient parfois un bout de chemin avec vous. Quand on était responsable d’un troupeau, comme elle l’avait souvent été, ou quand on avait un petit à protéger, il était impensable de désirer mourir. La responsabilité vis-à-vis de la vie vous emplissait d’énergie.
"Je sais que c’est difficile pour toi de comprendre ce que j’ai pu ressentir, tout comme c’est difficile pour moi de comprendre ce que c’est que de suivre son instinct, l’élan vital, de ne pas douter de la vie et de soi, de ne pas chercher à la détruire. Là d’où je viens, il n’y a presque plus d’animaux sauvages. Les humains ont perdu et détruit leur instinct. Et lorsqu’on ne peut plus écouter son instinct, on écoute les mots qui défilent en nous comme une litanie. Les mauvais mots qui nous détruisent et nous donnent envie de mourir. Surtout nous, les femmes, comprends-tu? Tu es une femme aussi. Et tu as vécu bien plus que moi."
La matriarche secouait sa trompe comme pour approuver. Elle comprenait l’instinct et la vie, et les humains sans instinct ni élan vital. Elle comprenait l’envie de mourir quand l’élan était éteint. Pourtant, elle ne l’avait jamais vu chez un animal, même chez les plus vieux ou ceux qui étaient morts sous ses yeux. Car toujours l’animal garde son instinct: il l’aide à mourir et à accepter la mort comme inévitable. Tout comme il l’aide à vivre le présent sans se soucier du lendemain. Il y avait déjà tant à faire à chaque instant, ne serait-ce que se nourrir, boire, trouver un abri pour la nuit ou pour enfanter, protéger les petits de la mort présente partout.
La mère nature donne à la fois la vie et la mort. Tous les éléphants, et tous les animaux, le savent. C’est cette connaissance qui leur permet de survivre et de poursuivre l’œuvre de la vie, par-delà les catastrophes qui les menacent sans cesse.
La matriarche percevait aussi que les femmes étaient plus proches de la nature que les hommes. Elle le savait pour avoir vu et observé les humains. C’étaient les hommes surtout qui chassaient, tuaient, portaient des fusils, qui avaient le pouvoir de détruire et d’exploiter la nature.
Dans cette région sèche, peu gorgée d’eau, où les odeurs étaient peu perceptibles, l’animal seul avait la faculté de tout sentir. Pour la matriarche, sentir était une nécessité absolue. Pour savoir ce qui se passait sur la terre et en percevoir les plus infimes mouvements, il fallait flairer le danger, promener sa trompe au gré du vent. C’était une activité fondamentale, inconnue des humains. Sentir la nature et tout ce qui y était dissimulé. La laisser pénétrer par la trompe, puis se disperser à travers le corps jusqu’au bout des pattes, avant de remonter dans la tête et les oreilles, qui la rejetaient ensuite, après son voyage à travers le corps. Comment expliquer cela à un humain?
La matriarche désirait le faire comprendre à Ganede. Elle secouait sa trompe de bas en haut, de haut en bas, puis de droite à gauche et de gauche à droite. Ses oreilles s’épanouissaient comme d’immenses fleurs de lotus, comme si l’univers entier y était contenu.
"Matriarche, qu’est-ce que tu essaies de me dire? lui demandait Ganede. Tu respires, tu renifles partout et puis tu secoues ta trompe et tu ouvres grand tes oreilles. Que veux-tu me faire comprendre? Ce qui est important? Respirer, sentir, écouter?
- Oui, semblaient répondre les yeux de la matriarche, écouter. Sinon la nature ne nous aurait pas donné d’aussi grandes oreilles. L’essentiel consiste à laisser les perceptions nous traverser entièrement puis ressortir par nos oreilles. Cela paraît absurde. Et pourtant, c’est ainsi. Tout circule en permanence autour de nous. Si nous ne nous ouvrons pas pour le laisser pénétrer en nous, nous restons bloqués, nous faisons écran à l’univers, et l’univers lui-même se contracte et se bloque. Ganede, tu es venue ici parce que l’univers ne circulait plus en toi. Si seulement tu pouvais suivre mon exemple. Regarde-moi sans réfléchir, regarde-moi…"
Soudain, la matriarche inspira profondément de sa trompe, laissa l’air la pénétrer, traverser son corps, puis s’échapper par les oreilles. Ganede la regardait avec stupéfaction et avait envie de rire, en voyant l’éléphante bomber son corps de toutes ses forces et élargir ses feuilles de choux. C’était terriblement drôle.
Mais, par-delà la cocasserie, il y avait autre chose. La matriarche la regardait fixement de ses yeux qui lui parurent soudain contenir toute la sagesse du monde.
Alors elle suivit son exemple: elle inspira aussi profondément qu’elle put, à partir de son ventre, et laissa l’air pénétrer en elle jusqu’à la tête; puis elle expira lentement par tous les pores de sa peau. Elle imaginait que l’air s’échappait par ses oreilles. Ce faisant, elle comprit que tout était possible, que l’air pouvait jaillir de n’importe quelle partie d’elle. Elle frissonna d’exaltation et eut un vertige.
La matriarche la regardait, mais elle ne respirait plus. Sa trompe était levée vers le ciel dans une belle courbe. Ganede eut l’impression que mille senteurs avaient pénétré en elle, alors qu’auparavant elle ne sentait rien en raison de l’extrême sècheresse. Mais l’impression ne dura qu’un bref instant.
Que lui était-il arrivé? La matriarche avait abaissé sa trompe et humait la terre paisiblement, en quête d’une herbe à manger.
"Matriarche! s’écria Ganede, que m’est-il arrivé? Je me sens anxieuse."
Alors la matriarche encercla la taille de Ganede de sa trompe, comme pour l’envelopper. Elle se sentit rassérénée par la force inépuisable de la vieille éléphante. Peu importe ce qui lui était arrivé. Elle n’avait pas besoin de réfléchir, de savoir, ni de trouver des mots pour l’expliquer. Il lui était arrivé quelque chose et c’était suffisant. Tant que la matriarche serait à ses côtés, elle ne craindrait rien. Ce soir-là, elle ne vit pas le temps passer. Elle resta avec la matriarche jusqu’à l’aube.
A la ferme, on était parti à sa recherche. Ce n’est que lorsqu’elle entendit des bruits de voiture et des voix humaines qu’elle quitta l’éléphante, la laissant blottie dans le creux de la terre. Elle préférait qu’on ne la vît pas en sa compagnie. Elle était la dernière éléphante libre de la région. Et l’on avait dit à Ganède qu’un jour ou l’autre, il faudrait l’installer dans une réserve. A moins qu’elle ne meure.
Le lendemain, Ganede apprit que la matriarche allait être transportée dans une réserve: on ne pouvait prendre le risque de la garder à la ferme. Ganede souhaita s’y rendre durant quelque temps. Si on lui avait demandé, à présent, de quitter l’éléphante, elle n’aurait pu le supporter. Elle en serait devenue folle de douleur.
Lorsqu’elle retrouva la matriarche à la réserve, celle-ci la fixa comme si elle ne la reconnaissait pas. Elle faisait des efforts pour se souvenir de la femme à la peau si fragile qu’elle devait la protéger sous des chapeaux et de longues étoffes. L’humaine qui l’a accompagnée dans sa dernière errance. La matriarche aurait voulu parler son langage. Elle aurait voulu lui raconter ce qu’elle savait de la vie et de la mort. La femme semblait si jeune encore, candide, idéaliste. Comment pourrait-elle accepter ce qui se tramait derrière les apparences sans en mourir de désillusion?
Un jour qu’elles vagabondaient dans le bush, la matriarche s’arrêta de marcher, renifla autour d’elle et se coucha dans un grand bruit de trompe. Ganede s’assit près d’elle. Il y avait un peu de boue; c’est ce qui avait attiré la matriarche. Il n’y avait pourtant pas de point d’eau alentour. Mais un peu de boue était toujours bon à prendre. La matriarche s’y roulait avec un plaisir manifeste. Les oiseaux picoraient sa grosse peau grise que le temps n’avait pas altérée. Certes, c’était une vieille peau fripée, mais c’était une bonne peau, apte à résister aux dangers et aux intempéries, une peau telle que Ganede aimerait en avoir une.
"Si j’avais ta peau, matriarche, dit-elle, je ne souffrirais pas tant, je pourrais vivre des choses intenses et profondes sans en mourir."
A ces mots, L’éléphante s’arrêta de se rouler dans la boue et se tint immobile. Mais elle ne sommeillait pas, elle était attentive, aux aguets.
"Oui, tu l’as deviné, matriarche, avec ma peau fragile et transparente, je ne supporte pas grand chose. Pourtant, je n’en suis pas morte. J’ai trouvé la force de venir jusqu’ici. Et je t’ai rencontrée…"
Tout en écoutant la voix de Ganede, la vieille éléphante sentait en elle la vie s’amenuiser, comme si elle se retirait lentement d’elle. Elle fit un effort pour se lever, secoua sa trompe. Puis elle renifla Ganede à plusieurs reprises, jusqu’à ce que celle-ci éclatât de rire. Elle riait sans pouvoir s’arrêter, suffoquant de joie. Et la matriarche continuait à la taquiner, trépignant sur ses grosses pattes. Ganede était bouleversée, tant la scène était cocasse, absurde et irréelle.
Elle détourna les yeux un instant pour regarder la nature qui les entourait. La terre rouge, les acacias, les termitières, la multitude d’oiseaux qui fusaient comme des étincelles. La lumière était si claire qu’elle ne vit plus rien et ferma les yeux.
Lorsqu’elle les rouvrit et se retourna vers la matriarche, celle-ci était couchée à terre, immobile. En la touchant, Ganede s’aperçut qu’elle avait cessé de respirer.
Les larmes aux yeux, Ganède caressa longuement cette peau qu’elle connaissait si bien. Puis elle s’éloigna en trébuchant. Elle se sentait désespérée. Mais elle était pleine de la force de l’éléphante, même si elle n’en avait pas conscience.
Peu de temps après, Ganede quitta la terre rouge. Elle allait retrouver le monde des humains. Elle ne sentait aucune crainte en elle. Elle savait que, toujours, la vieille matriarche l’accompagnerait, marchant à ses côtés en balançant sa trompe avec la grâce de la nature.
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