Enigme du couple: Femme disparue à jamais - "La fée Mélusine"
- Par kleiberpat
- Le 09/11/2020
- Dans Que nous révèlent les contes et mythes?
ÉLÉMENTS D’ANALYSE DE "LA FÉE MÉLUSINE" (conte français, d’après le roman de Jean d’Arras)
La fée Mélusine est un conte qui appartient au folklore français. Il traite de la femme, de sa nature profonde, son ambivalence, ses mystères, et du regard masculin négatif qui peut avoir des conséquences néfastes pour elle.
La fée Mélusine est moitié humaine moitié animale: c’est une figure universelle et nombreuses sont les "Mélusines". La plus ancienne est indienne et s’appelle Urvaçi.
Ce sont souvent des femmes-cygnes, des femmes-serpentes, des femmes-sirènes. À partir du 12è siècle, les "Mélusines" se multiplient en Occident et en France, notamment avec la légende du château de Lusignan dans le Poitou. Très souvent, une lignée noble se trouvait une "origine surnaturelle" pour asseoir sa légitimité et son pouvoir.
Paracelse, le célèbre médecin alchimiste, parle des "Mélusines" de manière très négative. Il prétend qu’elles ne peuvent être sauvées qu’en devenant des femmes "convenables et normales", c’est-à-dire en se mariant.
Il partage la conception de la "femme convenable" exigée par la société patriarcale, qui a eu les effets que nous connaissons: exactions commises sur les femmes, "sorcières" brûlées...
Le nom de "Mélusine" est peut-être en lien avec la "mère Lusine" ou "mère Lucine", la Mater Lucina qui préside aux accouchement. "Lucine" fait se lever le jour et la lumière. Son nom vient de "lux", "lumière". Sans conteste, Mélusine est apparentée aux anciennes déesses-mères.
Ces figures féminines animalisées ont été combattues durant des siècles. En réalité, les hommes luttaient ainsi contre leur peur de la femme, de sa domination sur eux et des aspects d'elles qui leur échappaient.
Cette légende de la Fée Mélusine naît donc dans un contexte où l’image de la femme est très dévalorisée sous l’influence du christianisme, et où les fées elles-mêmes ont été diabolisées et considérées comme des sorcières.
Naissance de Mélusine
Il y avait une fois une fée, appelée Mélusine. Elle était l’aînée de trois filles, toutes trois d’une seule couche.
Leur mère, Présine, la fée des ondes, avait pris un roi pour mari. Un jeune roi, Elinas d’Albanie, du royaume d’Ecosse. Ce roi et elle s’aimaient. Et bientôt, Présine attendit un enfant.
Lorsque l’heure des couches fut venue, Présine a demandé à son mari de ne point entrer dans sa chambre avant le jour de ses relevailles. Il le lui a promis, très fermement.
Le conte commence avec une première union non naturelle: celle de Présine - une fée des ondes - et du roi Elinas.
C’est une union entre un humain et une créature surnaturelle ou divine. Une telle union crée un lien entre deux mondes opposés et étrangers l’un à l’autre, ce qui va poser des problèmes.
Psychologiquement, cette union représente le lien entre le conscient et l’inconscient. L’inconscient est un monde étranger à notre conscience. Il a un mode de fonctionnement et des règles radicalement différents, utilisant un langage symbolique ancestral qu’il nous est difficile de décrypter sans connaissances approfondies.
Pour qu’une relation s’établisse, il est nécessaire de passer avec l’inconscient une sorte de "pacte" qui permette à ces deux univers de cohabiter et de s’entendre, tout en respectant ce qui restera à jamais incompréhensible, mystérieux, insaisissable, inconnaissable dans la nature humaine.
Présine accouche de trois filles, des "triplées", une "triade" de fées. Les fées vont toujours par trois, notamment parce qu’elles représentent le cycle complet de la vie.
Cependant, Présine impose un interdit à son mari: il ne doit pas voir son accouchement ni ses filles avant ses "relevailles" - les relevailles étant un rituel où l’accouchée allait remercier Dieu.
Le roi transgresse l'interdit de sa femme
Et puis, il a voulu voir ses trois filles… Enfin, il est entré… Elle – c’était le destin! – a été forcée de partir. Emportant ses filles dans ses bras, elle s’est envolée par la fenêtre de la tour. Elles ont disparu dans l’île d’Avalon, l’au-delà des Celtes. Elle n’a pourtant, depuis lors, cessé d’aimer son mari.
L'interdit posé par Présine est en lien avec l'accouchement, l'enfantement, le mystère de le naissance et de la fécondité féminine.
Elinas transgresse l’interdit de sa femme, ce qui va entraîner la seconde transgression, celle de sa fille Mélusine.
La conséquence sera tragique pour Elinas, qui sera doublement puni.
Vengeance de Mélusine et de ses soeurs
Un jour, du haut de la plus haute montagne, Présine a montré à ses trois filles - Mélusine, Mélior et Palestine - ce royaume qu’elle avait dû fuir.
"Voilà où vous auriez été reines, leur dit-elle, n’eût été cette curiosité de votre père. Mais c’est cela, les hommes! Ils croient aimer, et peut-être qu’ils aiment; hélas ils ne savent pas, selon la foi jurée, être tout à une seule femme, à un seul amour."
Ses filles, grandes déjà, en écoutant ces mots, se sentirent pleines de colère: colère contre leur père, du fait de sa trahison; parce qu’il les a ainsi empêchées d’être reines, mais plus encore parce qu’il a fait le malheur de leur mère.
Aussi prirent-elles la décision de venger leur mère: elles réussirent à s’emparer de leur père et à l’enfermer dans une montagne.
Le père enfermé dans une montagne
Lorsque les trois filles apprennent la vérité, elles se vengent de leur père en l’enfermant dans une montagne.
L’enfermement dans la montagne équivaut à une castration et une mort.
En réalité, les trois filles tuent leur père. Elles se révoltent et prennent leur revanche sur ce père responsable de leur vie isolée, dénuée de tout aspect social, d'identité, de perspective…
Psychologiquement, on parle du meurtre symbolique du père qui consiste à se libérer de l’image du père que les femmes ont intériorisée et qui entrave souvent leur vie.
Mais ici, les filles de Présine ne sont pas libérées pour autant. Au contraire, cela va affecter leur féminité et leur relation au masculin.
Punition infligée aux trois filles par leur mère
Lorsque leur mère l’apprit, elle jeta un sortilège sur elles, pour les punir.
Mélusine se transformera chaque samedi en serpente du nombril au bas du corps et ne pourra échapper à la malédiction que si un homme accepte de l’épouser sans jamais chercher à la voir ce jour-là.
Mélior devra garder un épervier merveilleux dans un château, et Palestine sera enfermée dans le mont Canigou, avec le trésor de son père, jusqu’à ce qu’un chevalier vienne la délivrer.
La mère jette à chacune de ses filles une malédiction liée à sa féminité. Cette malédiction ne peut être levée que par l’amour d’un homme qui aimera et acceptera sa femme telle qu’elle est.
Psychiquement, cela signifie qu'un masculin positif peut en effet libérer une femme de sa malédiction originelle ou de la névrose dont elle souffre.
Le sort de Mélusine
Mélusine est celle qui subit la punition la plus dure. Le bas de son corps devient serpent chaque samedi. Cette punition la fragilise en tant que femme, la dissocie, accentue son ambivalence.
Chaque samedi, elle doit s’isoler et prendre un bain purificateur, sans que nul n’ait le droit de la voir ni de découvrir le secret de sa double nature animale et humaine.
Le samedi est le jour de Saturne chez les Romains. Saturne est un héros civilisateur qui enseigne l’agriculture. En astrologie, on appelle Saturne le "grand maléfique", car il symbolise les obstacles, les arrêts, les sacrifices, les renoncements, mais aussi la quête profonde de soi. Le "Shabbat" juddaïque a lieu le samedi même, et le dimanche des Chrétiens est en lien avec le Sabbat, même si "dimanche" est le "jour de Dieu".
Saturne évoque l'état de Mélusine: elle doit se purifier par un bain rituel et rentrer en elle-même, renoncer à toute vie extérieure et laisser vivre son autre dimension.
Elle perpétue ainsi le cycle de la mort/renaissance. Dans le christianisme, le samedi est le jour entre la mort et la renaissance du Christ, un moment de traversée du désert, de descente en soi, d’incubation, d’attente…
Il y a également une référence à la menstruation. Dans les sociétés traditionnelles, le mot "menstruation" est apparenté au mot "sacré" et au mot "maléfique". Les menstruations rendent donc la femme bénéfique ou maléfique. C’est un état féminin particulier, empreint de sacré et de magie, d’où l'obligation pour la femme de nombreuses ethnies de s'isoler.
La femme et le serpent
Il y a toujours eu un lien entre la femme, le serpent, la fécondité et l’immortalité.
Il existe une croyance universelle, notamment dans les anciennes sociétés matriarcales, selon laquelle le serpent est le maître des femmes, responsable des menstrues. De nombreux mythes sur l’origine des menstrues parlent d’une morsure de serpent sur le sexe de la femme susceptible de provoquer une grossesse.
Le serpent est considéré comme immortel dans de nombreux mythes de création. Et il semble toujours s’approprier l’immortalité (voir notamment la Genèse, le mythe de Gilgamesh...).
D’un point de vue plus rationnel, l’immortalité du serpent est fondée sur le fait qu’il change de peau en muant régulièrement, d’où son lien avec la femme qui renouvelle son sang chaque mois, et la lune avec son rythme de 28 jours, croissant et décroissant, se remplissant et se vidant telle la femme.
Toutes les grandes déesses-mères ont le serpent pour attribut. Elles étaient des déesses de la nature, et Mélusine est héritière de ces anciennes déesses dont elle possède les attributs.
Pour Jung, le serpent est "un excellent symbole de l’inconscient". La femme-serpente est une figure de la mère, et le combat avec le serpent est le triomphe remporté sur la mère, sur la matrice inconsciente dont l’homme doit s’extirper et se libérer s’il veut progresser et devenir lui-même.
Le judéo-christianisme a "diabolisé" à l’extrême le serpent et la femme, même si le serpent dispense également une énergie positive.
Le Christ ne dit-il pas qu’il faut être "rusé comme le serpent et innocent comme la colombe"? On retrouve dans ces paroles l’ambivalence de la nature humaine, à la fois terrestre et céleste, instinctive et spirituelle - l'oiseau étant un animal spirituel.
Malheureusement, cette dissociation a été projetée sur le couple, ce qui a eu des effets négatifs sur la relation entre le féminin et le masculin, entre les femmes et les hommes. Particulièrement à partir du 12è siècle, où le féminin est nié, refoulé, opprimé, et les femmes brûlées comme sorcières.
Cela montre à quel point la femme était dangereuse pour l’homme, et la puissance masculine "vulnérable", car basée exclusivement sur la force extérieure, physique, et non la force intérieure.
Ce problème est toujours actuel.
Rencontre de Mélusine et de Raimondin
En ce temps-là, le comte de Forez avait un fils, Raimondin. Un jour, celui-ci alla à la chasse et se perdit. La nuit tombée, il monta sur un chêne très haut, pour voir où il était, et son cheval s’enfuit.
Chutant de l’arbre, il se jeta à sa poursuite, et se perdit davantage. Jusqu’à ce qu’il arrivât dans une clairière. Il y avait là une roche immense d’où jaillissait une fontaine.
Trois demoiselles, toutes blanches et claires, en sortaient. Il en était une surtout… Nulle brune ni nulle blonde à cent lieues à la ronde qui ne valût son petit doigt! Au pas de Raimondin, elle a tourné la tête. Il a levé son bonnet devant elle et sans plus avancer, a mis un genou à terre.
La demoiselle l’a regardé. Elle avait des yeux pleins de lumière comme les étoiles et doux comme le vent de mai: des yeux si beaux que Raimondin lui a donné à jamais son cœur en cet instant.
"De l’instant où je viens de vous voir, demoiselle, lui dit-il enfin, s’il n’y a là offense, voulez-vous de moi pour serviteur et pour mari? Si vous n’en voulez pas, sachez que j’en mourrai."
"Je ne veux pas que vous mourriez, répondit-elle, je m’appelle Mélusine et suis fille de roi, et je serai votre femme. Je ne vous demande qu’une seule chose: le samedi, tant qu’il fera jour, vous ne chercherez jamais à me voir. Il me faut votre promesse, Seigneur, car un sort fut jeté à ma famille, et tous les samedis que Dieu fait, je dois m’enfermer et faire pénitence. Si vous perciez le secret de ce sort et veniez à me voir, vous ne me verriez jamais plus."
"S’il ne vous faut que ma promesse, je vous la donne de tout mon cœur. Je ne chercherai pas à percer le secret. Demoiselle, je vous donne ma parole." dit Raimondin.
Le mariage de Mélusine et de Raimondin
Ils sont partis tous les deux sous les rayons de la lune, et sont allés se marier. Puis, Mélusine a fait bâtir un château sur la roche de la fontaine: c’est là qu’ils ont vécu tous deux, qu’ils furent heureux et eurent dix fils.
Mélusine rencontre Raimondin dans la forêt où elle se baigne avec ses sœurs. Raimondin tombe aussitôt amoureux d’elle et la demande en mariage. Mais elle lui pose une condition délicate que Raimondin accepte volontiers.
L’union entre Mélusine et Raimondin est très positive. Mélusine fait bâtir un château et lui prodigue richesses et abondance.
Elle est très féconde, puisqu’elle donne naissance à 10 garçons - 10 étant un chiffre de totalité. Mais chacun de ses enfants garde une petite marque physique issue de son hérédité surnaturelle.
Quant à Raimondin, il respecte son isolement et son mystère qui se manifestent chaque samedi.
C’étaient de très beaux enfants, mais chacun avait un petit quelque chose qui le distinguait: l’un avait les oreilles trop petites, l’autre une oreille plus haute que la seconde, le troisième un œil trop haut, le quatrième naquit avec une griffe de lion sur la joue, le cinquième n’eut qu’un œil, le sixième une grande dent qui sortait de la bouche. Bref, chacun portait sa petite marque de féerie sauvage…
L'ambivalence de la femme
Chaque samedi, Mélusine s’enfermait dans sa chambre, tirant les verrous, car nul humain ne devait la voir. Mais comme elle était bonne à voir, les autres jours, si douce et belle, songeait Raimondin.
Il aimait tant qu’elle fût près de lui et le regardât, toujours aussi jeune que lors de leur rencontre près de la fontaine.
La difficulté pour la femme est de connaître et de maîtriser cette puissance ambivalente en elle, cette double nature. Si elle n’en est pas consciente, elle reste exclusivement instinctive et animale, et cause la perte de l’homme.
Les sirènes, par exemple, sont incapables d’aimer. Elles sont narcissiques et ne font que désirer, séduire, ensorceler. Elles représentent l’instinct féminin destructeur qui attire tant d’hommes, car il éveille leur désir et leur vanité.
Les femmes qui ne vivent que dans la séduction, les "femmes fatales" ou les "vamp" possèdent l’homme et son âme. Elles sont imprégnées de cet érotisme sans sentiment, cet aspect "sexy" qui a pris de plus en plus d’importance actuellement. Ces femmes jouent à représenter le "féminin" des hommes pour se divertir et exercer leur pouvoir sur eux.
Pour se prémunir de ce danger, il faut éviter de regarder l’aspect lunaire et sombre de la femme par simple curiosité ou curiosité sexuelle. Ce sont des secrets dangereux pour celui qui n’y est pas préparé.
C’est un thème archétypique que l’on trouve souvent dans les contes et les mythes: faut-il regarder ou ne pas regarder, dévoiler ou non le mystère, ouvrir ou non la porte?
Cela dépend de chaque situation particulière, mais on marche toujours sur le fil du rasoir…
Le frère de Raimondin
Un jour, le frère de Raimondin est venu leur rendre visite. Il a envié ce bonheur et ce château, il a tout envié: les 10 garçons, la belle femme rencontrée dans le bois et tout ce qu’elle a apporté à Raimondin. Tant et si bien qu’il n’eût de cesse de découvrir ce qui manquait à ce bonheur. Il finit par apprendre que Mélusine se retirait dans sa chambre chaque samedi.
"Frère, fit-il à Raimondin, soit tu es trop confiant, soit trop complaisant! Comment peux-tu n’accepter une femme que six jours sur sept? Tu ignores donc ce qu’elle fait le 7èmejour! – Lorsque je l’ai prise pour épouse, je lui ai juré que je ne chercherais pas à le savoir. – Frère, tu n’es pas curieux. Quant à moi, baron de France, je ne souffrirais pas un tel mystère autour de la mère de mes enfants. Un baron ne saurait tolérer de telles ombres, il lui faut tout tirer au clair: c’est son droit et son devoir."
Raimondin ne dit mot. Déchiré par ses questions: pouvait-il demeurer ainsi sans chercher à savoir? Le samedi suivant, il n’y tint plus. Il est allé coller l’oreille à la porte de chêne qui clôt la chambre de Mélusine. Mais la porte était trop épaisse pour que l’on pût voir et percevoir quoi que ce soit.
Son frère, le surprenant ainsi, le défia à nouveau: "Celui qui écoute devrait aussi regarder, pour en finir!"
Eveil de la suspicion de Raimondin
Dans une telle situation, il survient toujours un moment où s’éveillent les soupçons, la méfiance, la curiosité, l’orgueil masculin.
C’est le frère de Raimondin qui va inciter ce dernier à voir ce qu’il en est, à percer le mystère de sa femme, et à ne pas tenir sa promesse.
Le frère représente son ombre, les sentiments refoulés qui se réveillent en lui: le doute, la curiosité, l’avidité qui le mènent au parjure. Le frère est jaloux du bonheur de Raimondin de même que Raimondin est jaloux du bonheur et de la liberté de sa femme Mélusine.
Cette attitude a pour origine la peur ancestrale du féminin chez l’homme: la peur de ne pouvoir contrôler le féminin, la peur des secrets et des mystères féminins, la peur d’être détruit et castré, la peur de l’irrationnel, la peur de la mère castratrice, la peur de l’instinct, de l’animalité, de la sexualité féminines …
Toutes ces peurs hantent les hommes depuis toujours. Elle sont d’ailleurs en partie justifiées, car si la femme n’est pas consciente de ses forces pour les utiliser à bon escient, ces dernières peuvent devenir destructrices.
C’est également pour cela que l’homme a tant lutté contre le pouvoir féminin.
Cette peur réside encore en l’homme, tout comme la peur de l’homme imprègne la femme.
Ce n’est qu’en connaissant et en intégrant son féminin ou son masculin intérieur que l’on peut échapper à cette peur et à la domination d’un sexe par un autre.
Raimondin transgresse l'interdit de Mélusine
Pris d’une rage qu’il ne se connaissait pas, Raimondin tira sa dague et porta un coup si furieux à la porte qu’il y creusa une petite ouverture par laquelle le jour passait.
Mélusine était là, se baignant, belle comme dans la forêt. Mais tout le bas de son corps, au-dessous de sa taille, était celui d’un serpent vert.
Raimondin poussa un cri déchirant et, dans sa détresse, fut sur le point de s’évanouir. En même temps, Mélusine poussa également un cri: "Mon cher époux, pourquoi avoir trahi votre foi? – Ma foi? a-t-il crié, je l’ai donnée à une femme, non au serpent de la mer! Moi qui croyais avoir femme et enfants, à présent je vois que tout ceci n’était que sortilège! – Mon mari, se plaignit-elle, vous m’avez perdue! Et moi j’ai tout perdu…"
Regarder le mystère féminin
Raimondin perce un trou dans la porte et regarde Mélusine.
Ce faisant, il reprend le pouvoir sur le féminin qu’il a laissé vivre librement. Horrifié par ce qu’il voit, il ne peut l’accepter.
Chez les Grecs, la transgression est un crime que les dieux punissent sévèrement car il s’agit de la transgression du mystère divin. Les humains qui regardaient les déesses se baigner étaient toujours punis: le sage Tirésias lui-même en est devenu aveugle.
On trouve ces interdits et ces transgressions en Inde: dans le Mahabharata, la déesse Gange accepte d’épouser un homme à la condition qu’il ne lui demandera jamais son nom. Après la naissance de son 8è enfant, l’époux transgresse l’interdit et la déesse disparaît.
Sur le plan psychologique, cela signifie qu’on ne peut pas découvrir ni voir l’inconscient dans sa totalité.
Une partie restera toujours un insondable mystère. Car cette partie limitée de notre être qu’est la conscience ne peut appréhender le "tout" sans en subir de terribles conséquences, telles l’inflation psychique, la folie, la mégalomanie...
Disparition de Mélusine
Se redressant, Mélusine s’envola par la fenêtre sous la forme de serpente, désormais jusqu’à la fin des temps. Reprochant à son frère de l’avoir poussé à trahir la meilleure des épouses, Raimondin est resté seul.
La violation du secret de Mélusine entraîne la perte de Mélusine et le malheur de Raimondin.
Mélusine nourrit sa créativité, sa richesse, sa fécondité en préservant son secret, en respectant sa nature profonde. Lorsque la femme est respectée dans sa totalité, dans sa vraie nature, elle donne le meilleur d’elle-même, ainsi que le fait Mélusine.
La plénitude, la totalité, l’unité sont des aspirations féminines. Le masculin aspire davantage à la perfection, la conquête, la maîtrise.
Ces valeurs opposées sont nécessaires pour préserver l’équilibre des forces et la paix. Mais les femmes et les hommes doivent s'unifier, s’accepter et se respecter dans leur altérité, leurs différences.
Tant que Raimondin accepte et respecte Mélusine, celle-ci lui fait don d’elle et de ses richesses. Mais lorsqu’il veut établir sa domination sur elle, les problèmes surviennent.
Si l’homme ne reconnaît et n’accepte pas l’identité et l’essence féminines, il détruit le féminin. Cela entraîne un appauvrissement, une perte, une dissociation.
Sur le plan collectif, les sociétés où le féminin n’est pas reconnu, où il est exploité, réduit à une fonction biologique ou sexuelle, sont des sociétés sans âme, sans vraie vie ni fécondité, divisées et déshumanisées.
Une civilisation qui n’accepte pas le féminin est privée d’une importante part d’elle-même et finit par agoniser.
Raimondin "perd" Mélusine
Lorsque Raimondin voit l’aspect "serpente" de Mélusine, celle-ci régresse au niveau animal. Elle devient serpente de manière permanente et perd sa dimension humaine.
Par son attitude, Raimondin "perd" Mélusine dans les deux sens du terme. D’une part, elle lui échappe, et d’autre part, il la voue à une vie non incarnée, à une immortalité en tant que serpente.
Sur le plan psychologique, elle retourne dans l’inconscient et est totalement refoulée. Et en la perdant, Raimondin perd aussi son âme, son féminin, son lien avec l’inconscient et ses forces créatrices.
Il se perd lui-même.
Le thème du regard est ici fondamental. Regarder d’une certaine manière peut pervertir la vision de ce qui est. Dans le "Yi King" chinois, regarder par une fente ou un trou représente un point de vue étroit et étriqué, qui ne veut pas voir la réalité telle qu’elle est.
Un tel regard est un regard froid, réducteur, sans sentiment, qui cherche à percer les mystères les plus profonds par l’intellect.
Ce type de regard est caractéristique de l’homme dominé par son intellect et son rationalisme, qui n’a pas intégré son féminin et le craint. Cela peut être aussi un regard qui réduit la femme à n’être qu’un objet sexuel ou un simple dérivatif.
Immortelle Mélusine
L’on raconte que Mélusine revient parfois la nuit soigner ses fils et qu’elle est devenue la protectrice du château.
Mélusine est une femme complète, même si elle est victime d’une malédiction, d’une névrose, d’une dissociation entre le masculin et le féminin au sein de sa famille - qui se répète de génération en génération.
Elle a intégré son ombre, son instinct, sous la forme de la serpente. Elle sait comment assumer cette ombre, comment la vivre, la laisser vivre. Elle sait en faire une force positive, vivre dans la plénitude, créer l’abondance autour d’elle.
C’est le regard de Raimondin, son jugement, sa faiblesse vis-à-vis de son ombre, qui ont raison d’elle. Car Raimondin s'avère inapte à accepter Mélusine telle qu’elle est, avec ses aspects opposés.
Il ne désire que la mère, source d’abondance et de fertilité, et il rejette la femme naturelle, profonde et complète.
Sur le plan collectif, à l’époque de Mélusine, on ne pouvait pas accepter la nature féminine, sa liberté individuelle, sa force. On ne pouvait donc pas intégrer la femme totale et complète.
Par conséquent, elle ne pouvait que disparaître et être refoulée dans l’inconscient collectif.
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