"L'homme occupé et la rose" - Fiction
- Par kleiberpat
- Le 03/02/2021
- Dans Monde Imaginaire - Contes, Fictions et Rêveries
L’HOMME OCCUPÉ ET LA ROSE - FICTION
Ceci est l’histoire d’un homme occupé.
Occupé par un travail acharné, des activités à n’en plus finir, une multitude de personnes qui le harcèlent et le sollicitent en permanence, membres de sa famille, collègues de travail, connaissances, amis.
Si occupé que la vie l’avait effleuré sans le toucher, sans le marquer, sans le transformer. Une épaisse carapace s’était formée autour de lui et parfois, elle était un peu douloureuse. Mais il n’en avait cure.
Le temps passait, filait et le dépassait à grande vitesse. Et lui aussi passait, filait et se laissait dépasser par le temps qu’il tentait en vain de rattraper.
On le voyait se précipiter d’un endroit à l’autre, d’une activité à l’autre, d’une personne à l’autre, et même lorsqu’il lui arrivait de se divertir, son meilleur ennemi, le temps, ne lui laissait aucun répit.
En réalité, l’homme occupé ne pouvait plus s’arrêter, assujetti à un monde extérieur envahissant qui ne laissait aucune place en lui pour autre chose. "Autre chose? Qu’est-ce que cela signifie?", aurait-il demandé avec étonnement si on lui avait posé la question, car il ignorait qu’il pût y avoir autre chose.
Son cabinet de travail donnait sur un jardin intérieur empli d’espèces variées d’arbres et de fleurs. Un parterre de roses rouges exhalait un parfum exquis. Au centre, trônait une rose éblouissante, d’un blanc immaculé contrastant vivement avec la couleur des autres.
Un jour où l’homme occupé avait travaillé sans relâche de l’aube au crépuscule, il jeta un bref coup d’œil par la fenêtre de son cabinet de travail. Il aperçut quelque chose de rond qui étincelait d’un éclat étrange et en fut surpris; mais une obligation impromptue vint aussitôt le distraire de sa vision.
Cette vie trépidante l’asservissait de plus en plus, et il en oubliait son corps, ses sens, ses sentiments, et même ceux qui sollicitaient ses conseils et son aide. Aussi, un matin d’été, se sentit-il si épuisé qu’au lieu d’entrer directement dans l’édifice où il travaillait, il se rendit dans le jardin. Il se retrouva face au parterre de fleurs, fixant la rose blanche qui était encore plus lumineuse que le soir où il l’avait aperçue de sa fenêtre.
Soudain, un grand silence se fit en lui: un silence étrange, inquiétant, un vide auquel il n’était pas accoutumé... Pour la première fois de sa vie, une chose le vidait plus qu’elle ne l’occupait. Et curieusement, il en éprouvait un profond bien-être.
Hélas, celui-ci fut de courte durée. Mais il avait recouvré son énergie et se sentait à nouveau disposé à conquérir le monde. Se détournant de la rose, il pressa le pas pour retourner dans son cabinet de travail. Les jours et les nuits qui suivirent, il fut occupé plus que de coutume.
Dorénavant, il prit l’habitude de se rendre dans le jardin avant d’investir son lieu de travail. Il le traversait à grandes enjambées dans l’ignorance de la joie, de l’exaltation, de l’espoir qu’éveillait en lui la rose blanche. Pas plus qu’il ne se rendait compte que son cœur, assoupi depuis si longtemps, se remettait à vibrer et à palpiter.
Il n’avait jamais rien vu d’aussi beau, d’aussi fascinant, d’aussi attirant que cette rose blanche, et celles qui l’entouraient lui apparaissaient comme les suivantes d’une souveraine. Cette plénitude et cette simplicité naturelles, cet état consistant à être sans vouloir paraître, tout ce qui émanait d’elle exerçait sur lui un attrait puissant. Une énergie irrésistible se distillait dans son corps, son esprit, son âme, qui l’incitait à aller encore plus vite, à s’occuper et remplir davantage sa vie.
Jusqu’au jour où son cœur cessa presque de battre. Il eut très peur et se précipita dans le jardin où il s’assit pour la première fois sur un banc, à bout de force.
C’est alors qu’il vit quelque chose de singulier devant le parterre de roses, une forme diaphane, un cercle doré dessiné par les rayons du soleil. Fronçant les sourcils, il regarda plus attentivement: au milieu des rayons, il distingua un jeune homme couronné, vêtu d’une robe blanche comme les pétales de la rose, portant un arc et des flèches.
Celui-ci lui adressa la parole:
"Je suis ton dieu intérieur. C’est parce que tu es à l’agonie que tu as la faculté de me voir.
- À l’agonie moi? s’écria l’homme occupé, totalement affolé.
- Oui, tu es à l’agonie parce que tu t’es laissé occuper à outrance par tes innombrables activités et par le monde entier.
- Mais, mais... balbutia le pauvre homme, n’est-ce pas une chose bienfaisante? J’ai fait ce que j’ai cru bon pour satisfaire tout le monde autour de moi.
- Non, justement, ce n’est pas bien! rétorqua le jeune dieu. Tu t’es complètement trompé. Tu es possédé depuis toujours par ton démon intérieur.
- Mon démon intérieur?
- Oui. Et en te laissant posséder et occuper par lui, tu m’as oublié et renié. Tu ne m’as laissé aucune place dans ta vie. Voilà pourquoi tu vas mourir.
- Je t’en supplie! s’exclama l’homme occupé. Accorde-moi une chance, je t’en prie! J’ai aidé tant de monde, j’ai trouvé des solutions à tant de problèmes, j’ai tant travaillé, j’ai tant donné...
- Non, tu n’as pas donné! l’interrompit le jeune dieu implacable. Tu confonds l’aide et le don. Il est aisé d’aider le monde entier et d’en tirer gloire, en se prenant pour un bienfaiteur. Mais le don est différent. Le don, c’est se donner soi-même dans un élan total, alors que l’aide, c’est donner des choses que l’on possède, qu’elles soient matérielles ou non. Or, toi, tu ne peux pas te donner toi-même, car tu n’es rien ni personne. Même si tu possèdes de nombreux biens et des capacités, tu es vide. Tu n’es jamais allé voir à l’intérieur de toi pour tenter de te rencontrer et de me rencontrer.
- Ce n’est pas vrai! répliqua l’homme occupé, bouleversé par les cruelles accusations qui balayaient irrévocablement sa foi en lui et en tout ce qu’il faisait pour le monde. Ce n’est pas vrai! Depuis longtemps, je viens ici pour contempler cette rose blanche que j’aime profondément.
- Tu t’es contenté de te servir d’elle, de puiser en elle de l’énergie pour t’occuper encore davantage. Tu n’as pas le courage et la clairvoyance de reconnaître à quel point elle t’est indispensable ni ce qu’elle représente vraiment pour toi. Tu ne l’as pas reconnue et tu ne la connais pas. Mais je vais te donner une seconde chance. Si tu veux m’accorder une juste place en toi et faire de moi ton ami, il faut que tu sacrifies certaines choses parmi celles qui t’occupent. Mais prends garde: tu dois choisir l’objet de ton sacrifice avec discernement et clairvoyance. Si tu réussis à accomplir cela, ta vie et ton âme seront sauves. A présent, adieu!"
La forme s’évanouit et l’homme occupé ne vit plus que la rose blanche qui étincelait comme un joyau. Il s’approcha d’elle et étendit la main pour l’effleurer, émerveillé et enivré par son parfum. Alors qu’il la frôlait, il sentit une vive douleur au bout de son doigt. Il avait été piqué par une de ses épines et saignait légèrement. Il en fut ébranlé et en conclut que c’était cela qu’il devait sacrifier dans sa vie: son attirance insensée et invraisemblable pour cette rose qui lui avait fait perdre l’esprit! Sa blessure lui indiquait la voie à suivre.
Il retira vivement sa main et se précipita hors du jardin, avec la ferme intention de ne plus jamais y venir. Ainsi, son dieu intérieur lui accorderait une chance de continuer de vivre comme avant et d’œuvrer à toutes ses activités, qui étaient bonnes et utiles.
Au début, tout se passa très bien: il se sentait revivre, la petite blessure de l’épine de rose se cicatrisa rapidement et tout revint dans l’ordre. On le sollicitait encore davantage et il était satisfait de prodiguer ses conseils, d’aider et de travailler au progrès de l’humanité.
Mais, au fil du temps, il se sentait de plus en plus vide, comme si quelque chose d’essentiel lui manquait. Il avait beau s’acharner à travailler et laisser les autres occuper sa vie, rien n’y faisait. Il languissait et dépérissait.
Un jour d’automne où il parvint à peine à gravir les escaliers qui menaient à son cabinet de travail, il rebroussa subitement chemin et se rendit dans le jardin.
Les arbres perdaient leurs feuillages qui s’accumulaient dans les allées. Les fleurs étaient presque toutes flétries. L’inquiétude l’envahit. Il courut jusqu’au parterre de roses. Celles-ci avaient perdu leurs pétales qui gisaient à terre. Il n’osa pas lever les yeux sur leur reine, et quand il redressa enfin la tête, il vit qu’elle avait disparu. Il ne restait d’elle que sa tige, à demi brisée.
Il s’effondra sur le banc et des larmes lui vinrent aux yeux. A cet instant, lui apparut à nouveau le jeune dieu avec son arc et ses flèches. Contrairement à la première fois, il n’était plus auréolé de gloire, mais revêtu d’une robe sombre. Sa mine était sévère et il demanda à l’homme occupé pourquoi il pleurait.
« Ma rose est morte, répondit ce dernier tristement.
- C’est de ta faute, pauvre fou! C’est toi qui l’as sacrifiée, alors elle a disparu!
- Mais tu m’avais bien demandé de sacrifier quelque chose de fondamental dans ma vie pour me donner une chance de vivre encore.
- Tu t’es trompé une fois de plus, malheureux! C’est le reste qu’il fallait sacrifier, mais pas elle. Elle était l’essence même de ton âme et de ta vie. A présent, tout est achevé. Tu as perdu ton âme. Il ne te reste qu’à mourir.
- Je le sais, répondit l’homme occupé. Et il n’y a jamais de troisième chance, n’est-ce pas? D’ailleurs, sans elle, à présent...
- Je vais t’emmener avec moi. Peut-être auras-tu la grâce de la revoir là où nous allons."
C’est ainsi que l’homme occupé disparut. On le retrouva mort un soir d’automne, étendu devant le parterre de roses fanées, une tige froissée dans le creux de la main. Le monde entier le regretta, et on lui fit des funérailles de roi et de bienfaiteur universel.
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