"KIRIKOU ET LA SORCIÈRE" DE MICHEL OCELOT
EXTRAITS DE L'ANALYSE DU CONTE
"L’enfant est l’abandonné, le délaissé et en même temps, le divinement puissant ; il est le début insignifiant et douteux, et la fin triomphante. L’éternel enfant dans l’homme est une expérience indescriptible, un état d’inadaptation, un défaut et une prérogative divine; en dernier lieu, un impondérable qui fait la valeur et la non-valeur d’une personnalité." (CG Jung)
INTRODUCTION
"Kirikou et la sorcière" est un conte d’auteur, donc plus différencié et individualisé que les contes anonymes; mais il contient des symboles et figures archétypiques significatifs; notamment l’enfant-héros, la sorcière, le vieux sage...
Ce conte se passe en Afrique, mais l’auteur lui-même n’est pas africain: bien qu’il ait passé une partie de son enfance en Afrique, il est également conditionné par la culture occidentale chrétienne, qui imprègne son inconscient.
Ocelot: "J’ai trouvé en Afrique un thème qui n’existe nulle part ailleurs, celui de l’enfant qui s’enfante lui- même"; ce thème rejoint celui du héros à la naissance miraculeuse qui doit se battre contre l’élément néfaste qui détruit la communauté.
Ce héros n’a pas de pouvoirs surnaturels, comme de nombreux héros.
Ocelot: "L’enfant coupe son cordon ombilical. C’est une image forte qui allait dans le sens que je voulais. Rejet des chaînes, oui, mais permettant d’autant mieux l’amour et la confiance. Tant que j’y étais, j’ai fait que l’enfantdécide lui-même de son nom. Pas contre, à part cette précocité, je me suis appliqué à ne donner aucun pouvoirparticulier à ce petit enfant. Pas de tricherie surnaturelle, seulement de l’énergie, de la détermination, de lagénérosité."
Ce conte illustre à la fois le thème de l’ombre collective, du mal collectif, et du masculin destructeur chez une femme, la sorcière Karaba.
Karaba représente l’ombre collective du village qui projette sur elle ses problèmes non résolus avec le mal et ses conflits, notamment le problème entre les hommes et les femmes: s’il n’y avait pas de problème entre le masculin et le féminin, Karaba n’aurait pas un tel pouvoir destructeur; psychiquement, quand on est unifié, on n’est pas vulnérable au mal qui cherche à désunir et à diviser.
En effet, il n’y a que des femmes dans le village: un déséquilibre affecte le féminin et le masculin, il n’y a plus de lien (Eros) entre les deux. Il y a donc trop de féminin et pas assez de masculin positif, d’où l’absence de vie, de lien, d'éros, d'amour. Ce déséquilibre affecte également la vie et ses lois naturelles: l'environnement est affecté.
L’histoire a lieu dans un village africain délétère et stérile: comme il s’agit d’un village africain, certains éléments vont être déterminants, comme le manque d’eau par exemple.
Ce village est donc frappé d’une malédiction qui se traduit par une stérilité générale: pas de vie affective ni de relation, pas de vie végétale, pas de vie animale, pas d’eau...
ÉLÉMENTS D'ANALYSE
► Au début du conte, il y a deux personnages.
Une femme qui accouche seule d’un enfant "qui s’enfante lui- même".
Il y a également d’autres femmes et des enfants, et un vieillard qui pourrait être "le sage" mais qui ne l’est pas, car il prêche la soumission à cette situation catastrophique, la soumission à la sorcière.
Il n’a pas l’attitude juste: il est le seul à porter un chapeau, ce qui lui confère de l’autorité, mais cette autorité n’est qu’apparente dans la mesure où il fait obstruction au changement. Il représente un pouvoir dépassé et inefficace, la conscience collective figée qui ne veut pas changer, une figure masculine rigide et impuissante.
► La sorcière: un archétype du féminin obscur et négatif.
En général, la rencontre avec la sorcière est déterminante: elle peut se solder par le succès ou l’échec; cela dépend de l’attitude que l’on a vis-à-vis d’elle; il faut donc trouver l’attitude juste parce qu’elle peut nous révéler des choses importantes et nous aider, tout comme elle peut prendre le pouvoir sur nous.
Si l'on se comporte de manière correcte et juste vis-à-vis de la sorcière, on en ressort libéré et enrichi: on a intégré l'ombre (inconsciente), et toute intégration d’un élément inconscient a pour effet un enrichissement et un élargissement de la conscience.
Mais si on se comporte de la mauvaise manière, on est perdu, possédé par l'ombre: c’est particulièrement l’absence de peur, de respect vis-à-vis de cette force obscure qui est la mauvaise attitude; il ne faut pas vouloir réprimer, détruire l’ombre, c’est impossible; il vaut mieux composer avec elle, la traiter avec respect et tenter de la comprendre et de l'apprivoiser.
Parfois, nous manquons de jugement, d’instinct positif devant ces forces qui nous dépassent: nous sommes inconscients du danger qu’elles représentent, qu’elles viennent de notre nature intérieure ou de la nature extérieure.
- La nature -
Il y a la même ambivalence dans la nature extérieure et intérieure: les êtres qui vivent en contact avec la nature extérieure ont plus de facilité à respecter ses aspects destructeurs et dangereux; mais, avec le développement de notre mode de vie, nous nous sommes coupés de la nature, nous sommes devenus de plus en plus inconscients et méprisants face à des forces que nous croyons pouvoir maîtriser, jusqu’à ce qu’une catastrophe vienne nous rappeler qu’il n’en est rien.
De la même manière, nous sommes tout aussi inconscients et méprisants vis-à-vis des forces inconscientes qui résident en nous, jusqu’à ce qu’un événement, un accident, une maladie, ou une souffrance vient nous rappeler qu’il faut en tenir compte, les accepter et entrer en contact avec eux.
Se laisser contaminer par les forces obscures mène à la mort, comme dans ce conte où toute la communauté est frappée de dégénérescence: absence d’eau, de végétation, de fécondité, d’amour, de sentiment, d’éros (la fonction de relation pour Jung), de féminin...
► L'archétype de la sorcière
La sorcière est universelle, on la retrouve partout: elle est toujours liée, d’une manière ou d’une autre, à la guérison, aux soins et aux sorts; elle représente l’ambivalence féminine et l’ambivalence de la nature, de Dame Nature, qui est à la fois nourricière et destructrice.
Pour le Christianisme, la sorcière a toujours été l’opposé de la mère, incarnée par la Vierge Marie: dans la Genèse, Eve avait son pendant obscur, Lilith la rebelle, celle qui n’a pas voulu se soumettre à Adam, celle qu’on prétend être la première femme d’Adam, qui s’est révoltée contre la famille et Dieu lui-même; elle est devenue la "lune noire" en astrologie, à savoir le versant obscur et inconscient de la lune.
Pour l’Église, la sorcellerie était une manifestation de Satan lui-même: la principale fonction du sorcier ou de la sorcière était de jeter des sorts à ceux à qui il voulait du mal; la sorcière est devenue importante surtout au Moyen-Age, après l’époque de l’amour courtois (11ème siècle), une époque où le féminin a été valorisé par la chevalerie sous la forme de la Dame et de l’amour courtois; dès le 12ème siècle, il y a eu un renversement des valeurs et une diabolisation du féminin; parallèlement, c’est aussi à cette époque qu’on a commencé à réprimer violemment toutes les soi-disant "dérives" spirituelles et intellectuelles, et l’inquisition pourchassait et jugeait à mort les "hérétiques", les courants ésotériques, les mystiques (comme Me Eckhart).
Le christianisme en tant qu’institution religieuse semble être à l’origine de cette dissociation entre le bien et le mal, le féminin et le masculin, mais celle-ci existait déjà avant, particulièrement chez les Grecs qui ont séparé le spirituel du charnel: le Christianisme est venu naturellement se greffer sur cette dissociation qui a réduit le féminin à une fonction exclusivement biologique et procréatrice.
Pour Jung, la sorcière est, chez les hommes, une projection de leur féminin: son aspect primitif subsiste dans leur inconscient tant qu’elle n’est pas conscientisée et intégrée en tant que "féminin intérieur". Pour les femmes, la sorcière représente leur ombre personnelle et ses éléments obscurs: tant que ces éléments obscurs ne sont pas reconnus, intégrés à la vie, ils continuent de fonctionner de manière négative.
En tant que femme, nous portons toutes la "sorcière" en nous, l’important est de le savoir: si je sais ce dont je suis capable en mal ou en bien, cela change tout, j'en deviens responsable comme d'un "sale gosse" et j'agis en conséquence, sans pour autant refouler ou me faire violence. J'agis avec maturité.
Pour conclure, la sorcière est investie de grands pouvoirs, à la fois bénéfiques et maléfiques: mais dans "Kirikou", elle est exclusivement maléfique; elle n’apporte que désolation et malheur, elle possède tout le monde, surtout les hommes, et tout le monde a peur d’elle.
La découverte de la cause du mal est la question fondamentale sur laquelle est fondée toute la péripétie: "Pourquoi la sorcière est-elle méchante?"; c’est la mission du petit héros Kirikou de trouver la réponse à cette question.
► Karaba est sorcière car elle est dissociée.
Le "masculin" en elle est conflictuel, la possède et l'empêche d'être une femme: elle est possédée par son masculin négatif: elle fait de tous les hommes des fétiches, des objets, elle les instrumentalise; elle les rend prisonniers d’elle, elle s’en sert pour des taches diverses; et surtout elle les sépare des femmes, du féminin, ce qui perturbe l’équilibre et l’évolution de la communauté.
Il y a plusieurs sortes de fétiches assez amusants dans le conte: le fétiche-guetteur, le fétiche-renifleur...
Les fétiches sont le symbole d’une énergie divine utilisable par magie: les fétiches naturels sont investis de forces qui leur viennent de la nature, comme les coquillages, les cailloux, les morceaux de bois; les fétiches peuvent aussi être des sculptures qui tiennent leur pouvoir d’un être humain doté de facultés surnaturelles, le "medicine-man", le guérisseur, le chaman; les fétiches ne sont que des supports, des conducteurs de la force magique; sans celui qui possède le pouvoir sur eux, ils n’existeraient pas.
Psychologiement, le fétichisme est en général une "déviation" masculine: mais comme Karaba est possédée par son masculin, avide de pouvoir et cruelle, elle aussi "fétichise" les hommes.
► Le héros Kirikou
Sa naissance est miraculeuse; il s’enfante lui-même, il fait preuve d’intelligence et de sagesse dès sa naissance; il est doté de la parole et de la faculté de raisonner; il va s’éduquer lui-même.
L’animal qui s’auto-enfante est l’ouroboros, le serpent qui se mord la queue, un symbole de totalité: Kirikou porte déjà la totalité en lui, même s’il doit encore faire un long chemin pour grandir et mûrir.
Les héros des contes et des mythes sont souvent des enfants trouvés ou nés miraculeusement, sans père (Moïse, le Christ...): pour Jung, le héros symbolise la puissance de l’esprit qui remporte sa première victoire sur lui-même.
L’enfant Kirikou est donc un être exceptionnel, un sauveur: dès sa naissance, il accomplit des œuvres avec une grande intelligence et sauve sa communauté; mais il n’utilise pas d’armes et ne se bat pas directement; il n’a que le poignard de son père qui lui permet de creuser des galeries et non de tuer; il est petit – humain et non surhumain – et les dieux ne l’aident pas.
Ce minuscule enfant évoque l’homunculus: l’homme miniature des alchimistesqui naît et grandit dans le vase alchimique, le fils des philosophes; d’ailleurs, l’œuvre des alchimistes est parfois appelé "le jeu des enfants"; Kirikou ressemble à un lutin ou un cabire, ces petits génies qui ont un grand pouvoir.
C’est le questionnement qui va lui permettre de découvrir la vérité et les moyens de sauver sa communauté et de grandir: en libérant les autres, Kirikou va aussi se libérer lui-même et grandir; par ailleurs, c’est sa petite taille qui lui permet de réaliser les actes justes et nécessaires pour sauver le village; seul un enfant pouvait endosser le rôle de héros ici ; un adulte aurait subi les foudres de la sorcière et se serait laissé ensorceler par elle, comme tous les hommes du village.
Il s’agit de poser la bonne question, celle qui contient la réponse: si la bonne question n’est pas posée, le village ne peut pas être sauvé et guéri de sa stérilité. Le questionnement rappelle le processus analytique qui mène à la connaissance de soi et qui commence par la découverte et l’intégration de son ombre; Kirikou, lui, va d'abord faire la lumière sur l’ombre qui frappe la communauté.
► Kirikou va construire son MOI, jusqu’à la rencontre avec la totalité (SOI) incarnée par le vieux sage dans la montagne.
Cette rencontre est fondamentale, car le moi ne peut pas agir efficacement sans tenir compte de l’inconscient et de la totalité de la psyché (SOI): si l'on agit uniquement à partir de notre "petit moi", on s’endurcit, on devient rigide, on perd son adaptabilité; c’est ainsi que se créent les conflits et les névroses; des sociétés entières peuvent tomber dans la névrose, comme dans ce conte; et le héros doit réparer le mal, restaurer une conscience collective juste et saine.
Kirikou va d’abord aider son oncle maternel: l’oncle maternel est important dans les sociétés traditionnelles matriarcales; en tant que frère de la mère, il remplace le père; au moment de la naissance de Kirikou, celui-ci est parti lutter contre la sorcière avec son poignard; mais on ne peut pas lutter contre une telle figure féminine avec des armes normales, des armes masculines, un poignard ou une épée; cette figure féminine est dotée d’immenses pouvoirs que les hommes ignorent, car ils sont fascinés et possédés par ce féminin collectif destructeur.
Kirikou va utiliser le chapeau du vieil homme du village: il ne va pas se battre dans un face à face destructeur, ni fuir; il se dissimule sous le chapeau.
Le chapeau est semblable à la couronne: il symbolise le pouvoir, ainsi que la tête et la pensée; changer de chapeau équivaut à changer d’idée, avoir une autre vision du monde ; porter le chapeau, c’est assumer une responsabilité, même pour un acte que l’on n’a pas commis.
En se cachant sous le chapeau, Kirikou va devenir la "tête"/pensée de son oncle qui a "perdu la tête", comme tous les autres hommes de la tribu: il reste caché, comme une "pensée rusée et habile", et il réussit à sauver son oncle qui revient au village.
► Vengeance de la sorcière sur le village
C’est à ce moment que Kirikou lui pose pour la première fois la bonne question: "Pourquoi es-tu méchante?", ce qui la rend encore plus furieuse mais la désarme.
Ensuite, Kirikou sauve les enfants des griffes de la sorcière: sauver les enfants, c’est se sauver aussi lui-même; il sauve ce qui est neuf, la vie nouvelle symbolisée par l’enfant; l’enfant est à la fois fragile, vulnérable, et possède une immense force de renouvellement (voir citation de Jung).
Les deux moyens utilisés par la sorcière pour enlever ou tuer les enfants sont une barque et un arbre aux fruits empoisonnés.
La barque est un symbole de voyage: elle transporte les morts dans l’au-delà dans de nombreuses civilisations (la barque du soleil Râ et des morts chez les Égyptiens, la barque qui traverse le fleuve Styx chez les Grecs...); la barque est aussi un berceau et évoque la matrice et la sécurité maternelle; mais ici, la sorcière est le maternel destructeur et l’utilise pour enlever les enfants et les mener à la mort.
L’arbre est un important symbole de vie et de fécondité, de croissance: mais il est aussi utilisé de manière négative par la sorcière; il porte des fruits empoisonnés, et Kirikou empêche les enfants d’en manger.
► Kirikou débouche la source tarie.
C’est son premier voyage "intérieur", puisqu’il pénètre dans l’orifice de la source; c’est sa première rencontre avec lui-même, sa première descente dans l’inconscient; il y découvre un monstre qui empêche l’eau de s’écouler librement en la buvant.
La source est toujours sacralisée: elle est un symbole maternel, protégée par des interdits et des tabous; elle est pure et a la faculté de soigner et de guérir; elle est l’origine de la vie et aussi celle du talent, de la puissance, de la grâce, du bonheur; on dit "source de vie", "source de connaissance"; pour Jung, c’est une image de l’âme, en tant qu’origine de la vie intérieure et de l’énergie spirituelle.
Kirikou rencontre donc son premier monstre.
Graf Karl von Dürckheim, le thérapeute allemand, a raconté une histoire très intéressante au sujet de la rencontre avec notre monstre intérieur.
"Il y a longtemps, j’ai rencontré dans les environs de Paris un homme extraordinaire, le père Grégoire, un ermite qui peignait des icônes. Parmi celles-ci, l’une d’elles représentait le christ se penchant plein d’amour vers Adam, en Enfer, et j’ai trouvé son expression terrible. J’ai demandé au père Grégoire: - Mon père, dites-moi ce que cela représente pour vous? Il répondit: - Si l’Homme se rencontre lui-même dans sa profondeur du plus bas, du plus méchant, et, se trouvant face à face au Dragon qu’il est au fond de lui-même, s’il est capable d’embrasser ce Dragon, de s’unir à lui, c’est alors qu’éclate le divin, et c’est la Résurrection!"
Cela explique la nécessité d’intégrer les éléments obscurs en soi, en les découvrant, les acceptant et les humanisant: c’est le "baiser au lépreux" de St-François...
Tous ces exploits accomplis par Kirikou contribuent à la libération de son village: mais il lui reste l’essentiel à accomplir, la découverte de ses origines, de lui-même, et la véritable confrontation avec la sorcière Karaba.
► Le voyage intérieur de Kirikou
L’intériorité est présente partout; dans les galeries souterraines, la source, la termitière, et elle a toujours l’aspect d’un labyrinthe...
Le labyrinthe évoque le palais où se trouvait enfermé le Minotaure dans le mythe d’Ariane et de son fil conducteur: c’est un voyage vers le centre de l’être, symbolisé par la structure inextricable du labyrinthe, jalonné de dangers qui sont aussi des dangers psychiques, car le contact avec l’inconscient n’est pas aisé ni exempt de dangers.
Kirikou entame son voyage grâce à l’aide de sa mère et au poignard de son père, ce qui indique une hérédité paternelle positive.
La première étape est la descente dans la terre: aller sous terre, dans les souterrains, c’est prendre contact avec l’inconscient, et pour un homme, avec la "terre-mère" vers laquelle il doit retourner avant de se connaître et de trouver sa véritable identité.
Kirikou y rencontre un autre monstre, une zorille: la zorille n’est pas un animal très dangereux, mais elle peut être dangereuse pour quelqu’un d’aussi petit que Kirikou et dans un tel contexte; c’est un mammifère carnivore d’Afrique qui peut étouffer par une odeur pestilentielle, surtout sous terre; ici, l’auteur a atténué la confrontation avec l’animal, et il a transformé l’habitat de la zorille qui ne vit qu’au grand air et qu’on ne peut pas trouver sous terre.
Kirikou rencontre ensuite des rats palmistes: ce sont des petits écureuils gris africains avec de longues queues; ils sont à la fois menaçants et adjuvants pour Kirikou; dans un premier temps, ils le menacent, mais Kirikou les sauve de la zorille et il est finalement reconnu et remercié par eux; en les suivant, il parvient à sortir de ce souterrain et à revenir à la lumière.
C’est alors qu’il rencontre un animal important, la huppe: la huppe est un oiseau à la symbolique importante.
On la trouve dans le récit du mystique persan soufi Attar appelé "Langage ou colloque des oiseaux": tous les oiseaux partent en voyage pour chercher leur roi, l’oiseau-SIMORGH, et dans cette quête, la huppe leur sert de guide, de "messagère du monde invisible" qui "porte sur la tête la couronne de la vérité"; il s’agit d’un voyage initiatique et mystique, du voyage de l’âme.
Dans l’histoire du roi Salomon et de la reine de Saba, la huppe était le seul oiseau capable d’indiquer les points d’eau à Salomon et de le maintenir en vie. La huppe est censée posséder des facultés magiques, de protéger du mauvais œil, et effectivement, elle protège Kirikou de l’œil de Karaba!
L’auteur fait de la huppe un oiseau cocasse et la scène est comique: Kirikou devient invisible aux yeux de la sorcière en se déguisant en huppe; on dit que les chamans avaient le pouvoir de se transformer en oiseaux pour voler jusqu’à l’arbre du monde et en rapporter des âmes-oiseaux.
En Afrique, dans les sociétés traditionnelles, quand on revêt le masque ou le déguisement d’un animal, cela signifie que l’on devient cet animal, que l’on s’approprie sa force et ses facultés particulières: Kirikou a besoin des facultés de la huppe pour voler et aller au-delà du monde circonscrit par la sorcière.
Enfin, il rencontre le phacochère: c’est le dernier animal qui va "aider" Kirikou; le phacochère est le cousin africain du sanglier, donc un animal sauvage, fruste mais avec une grande force; Kirikou va le chevaucher et découvrir la manière de le diriger et le maîtriser.
Se tenir sur un animal et en faire une monture soumise, c’est maîtriser ses instincts propres et les utiliser pour progresser.
Tous ces animaux représentent des instincts positifs que Kirikou utilise à bon escient, de manière saine et appropriée.
Mais pour entrer dans la termitière, le phacochère doit être abandonné et neutralisé: Kirikou doit entrer dans cette termitière et la traverser pour accéder à une autre dimension; on ne peut pas entrer dans cet autre monde avec ses instincts; la porte du divin ne s’ouvre qu’une fois les instincts dépassés et intégrés.
► Kirikou entre dans la termitière-labyrinthe.
La termitière est passionnante et mystérieuse, car on n’en voit que l’extérieur: c’est une grande construction de terre qui peut atteindre plusieurs mètres de haut; à l’intérieur, il y a un système complexe de galeries élaborées avec une grande intelligence; on ne voit jamais les termites.
Sur le plan symbolique, la termite a une dimension ésotérique complexe chez des ethnies comme les Dogons et les Bambaras: la termitière est un symbole de puissance solitaire et mystérieuse et les grands initiés Bambaras qui ont atteint un haut degré de perfection spirituelle sont appelés "ceux de derrière la termitière".
C’est alors que Kirikou pénètre dans l’autre monde, appelé aussi l’au-delà - l'inconscient collectif de Jung, dont les contenus sont communs à toute l’humanité depuis toujours.
Derrière la termitière, il y a une allée bordée de calaos bleus et rouges: on retrouve l’oiseau, mais l’auteur a transformé les couleurs de cet oiseau et en a fait un oiseau symbolique; son plumage est en réalité noir ou brun; le calaos a un énorme bec jaune surmonté d'une protubérance osseuse, le "casque" qui recouvre presque toute sa tête, ce qui en fait un oiseau "coiffé" d’un couvre-chef, un oiseau supérieur, qui peut atteindre 1m50.
Les calaos bleus et rouges chantent au passage de Kirikou: ils lui rendent hommage, ce qui indique qu’il est sur la bonne voie, malgré quelques derniers obstacles, comme le mur indigo.
On a l’impression que Kirikou est sans cesse mis "au pied du mur": il doit toujours aller plus loin, traverser les constructions, trouver son chemin dans les dédales et les labyrinthes.
Ce sont nos murs intérieurs, nos protections, nos besoins de sécurité, nos résistances qu’il faut dépasser et traverser pour progresser: il faut ouvrir le passage pour débloquer nos forces, nos énergies.
la couleur "indigo" est intéressante: elle est surnaturelle, numineuse; elle annonce un état de conscience modifié.
► Kirikou pénètre dans une grotte.
On se trouve dans un domaine maternel, fermé, le lieu initiatique de l’incubation; à ce stade, l’intériorisation devient très importante.
Enfin, Kirikou arrive au pied de la pyramide: son ascension constitue le dernier stade de son voyage; il doit gravir les escaliers qui le séparent du "vieux sage"; la pyramide permet de lutter contre la mort comme les escaliers, les échelles, les degrés; elle ressemble à un arbre renversé.
Sur le plan psychologique, elle représente l’intégration, l’unité et la synthèse intérieures: Kirikou va intégrer ce qu’il doit encore connaître pour libérer sa communauté du mal.
Au sommet de la pyramide, qui rappelle une montagne, se trouve assis le vieux sage.
Le sage dans la montagne est un archétype: dans les sociétés traditionnelles, le culte des ancêtres est très important; chez les Druzes, on l’appelle le "vieux de la montagne".
Kirikou apprend que ce vieux sage est son propre grand-père: cela est fondamental, car il découvre ses origines, son hérédité, son identité.
Le vieux sage s’est retiré dans un lieu protégé, une matrice où la sorcière, le féminin négatif, ne peuvent l’atteindre, en attendant qu’un principe nouveau apparaisse.
► Kirikou représente le principe nouveau, le renouvellement, la renaissance de lui-même, l’enfant qu’il doit redevenir.
Le vieux sage renaît dans Kirikou. L’enfant et le vieux sage sont les deux faces d’un même miroir: d’ailleurs, quand on rêve du vieux sage ou de l’enfant, les deux sont des archétypes de notre être total (SOI), et des possibilités de mûrir et de progresser que nous révèlent l’inconscient.
Le vieux sage est une figure de l'inconscient collectif: il est le seul à connaître la vérité.
Pour Jung, l’inconscient connaît la vérité d’une manière absolue et objective, alors que notre conscience est limitée et subjective: une telle conception va à l’encontre de la psychanalyse freudienne et de toutes les psychologies qui ne prennent pas en compte l’inconscient et ne croient qu’aux pouvoirs de la conscience, obtenus par des méthodes et des techniques diverses, ou l'utilisation souvent vaine de la volonté.
En fin de compte, c’est toujours la conscience qui décide de notre vie et de son évolution, mais il y a une immense différence entre la laisser décider seule en écoutant son égo et sa volonté ("je veux donc je peux"), ou en tenant compte de l’inconscient: c’est un véritable choix éthique, moral pour l’être humain; mais tous les êtres humains n’ont pas besoin de réaliser ce voyage intérieur et de se confronter à l’inconscient de manière héroïque; ce chemin de croissance que Jung appelle "l’individuation" est un "processus naturel", le processus de maturation normal de tout être humain, et quand il se déroule normalement, on n’a pas besoin d’aller voir "au-delà". C’est quand il est bloqué que cela devient nécessaire.
Monter ou escalader une montagne signifie devenir plus conscient: tout comme descendre d’une montagne signifie le contraire. La montagne symbolise le processus de maturation, d’évolution intérieure, car en grimpant une montagne on devient la montagne: c’est comme si le Moi escaladait toute la masse d’éléments que nous découvrons en nous.
La montagne est à la fois un symbole d’élévation, de transcendance et un centre, le lieu de rencontre entre la terre et le ciel, donc un lieu numineux, sacré.
Tous les peuples ont leur montagne sacrée: on retrouve ce double symbolisme chez les mystiques; les diverses étapes de l’expérience mystique sont décrites comme une ascension (Jean de la Croix, Thérèse d’Avila dans "La montée du Carmel"); pour les Africains, la montagne est souvent un lieu hanté par les dieux, les esprits, un monde rempli de secrets où réside le sacré et où on ne peut pénétrer sans un guide initiateur.
La montée est une intériorisation et non une extériorisation comme on pourrait le croire: en gravissant la pyramide, Kirikou s’intériorise de plus en plus.
► La rencontre de Kirikou avec son grand-père
Elle lui révèle la vérité sur le mal qui frappe sa communauté, et les origines de ce mal: il apprend enfin "pourquoi la sorcière est méchante"; dans sa colonne vertébrale est enfoncée une épine si douloureuse qu’elle ne peut que projeter sa douleur sur les autres; il apprend aussi que ce sont les hommes (le masculin) qui sont à l’origine de cette souffrance.
La colonne vertébrale nous permet de tenir debout et d’être dans la position verticale, dans la rectitude, d’être droits: c’est une énergie ascensionnelle; la verticalité, c’est l’humanité. La colonne vertébrale est un symbole de l’affirmation de soi et notre pierre d’achoppement, ce qui nous soutient, notre force fondamentale.
Le fait que la sorcière ait une épine douloureuse dans son dos évoque l’épine dorsale: sur les vertèbres, il y a des protubérances osseuses qui portent chacune un nom spécifique, dont l'épine dorsale qui est formée par l'apophyse épineuse.
Sur le plan symbolique, l’épine est liée à l’idée d’obstacle, de difficulté, de défense extérieure: cette épine permet à la sorcière de se défendre et lui donne le pouvoir et la faculté de maîtriser les hommes qui sont à l’origine de son mal.
Chez la plante, l’épine est une défense naturelle, comme chez les roses: dans la tradition judéo-chrétienne, l’épine correspond à la terre sauvage non encore cultivée, appelée "la terre des épines".
Karaba est une femme dont le féminin est perverti, non libéré, non vécu, puisqu’elle ne s’est pas libérée de sa douleur, des causes de sa douleur: en raison de cette blessure initiale, elle est possédée par un masculin très destructeur qu’elle projette sur tous les hommes de la communauté et qui se retourne aussi contre elle.
L’auteur a sans doute voulu montrer le sort réservé aux femmes, en Afrique et dans nos sociétés modernes: comment la souffrance infligée à une femme peut faire d’elle une sorcière.
Il a peut-être voulu dénoncer le pouvoir patriarcal qui finit par se retourner contre lui-même, en réduisant les hommes à l’état de fétiches et d’objets: en niant et rejetant le féminin, les hommes sont également coupés d’une partie d’eux, leur féminin intérieur; cela s’est retourné contre eux, à la fois individuellement et collectivement; le monde ne peut évoluer sans cet équilibre entre les principes féminin et masculin.
Toute forme de pouvoir abusif d’un sexe sur l’autre, toute forme d’exploitation, toute souffrance infligée à l’autre entraîne une destruction de la victime qui devient alors le bourreau, ce qui affecte toute la collectivité.
► Kirikou connaît la vérité et doit l’assimiler, l’intégrer, l’incarner dans la réalité.
Dans un travail analytique, après avoir découvert des contenus inconscients, il faut les intégrer à notre vie pour transformer celle-ci, sinon cela ne sert à rien: Kirikou doit libérer la sorcière de son mal pour libérer son village et libérer les hommes prisonniers; diverses étapes sont nécessaires.
Kirikou quitte la montagne et son grand-père et retourne dans son village, où il décide d’attirer la sorcière hors de chez elle.
La sorcière se retranche dans son domaine, et elle utilise ses hommes-fétiches pour se protéger: il faut donc trouver un moyen assez puissant pour l’attirer "hors d’elle", la mettre "hors d’elle"!
L’or qu’elle a volé aux villageois et qu’elle possède sera ce moyen.
L’or est le métal le plus précieux: il est parfait, solaire, royal, voire divin; il vient de la terre; pour les alchimistes, la transmutation de l’or correspond à la transformation intérieure; l’or est parfois associé au serpent; dans ce conte, le serpent est le gardien de l’or de la sorcière; dans l’Oural, le grand serpent de la terre, le grand-rampant, est le maître de l’or; le serpent qui se mord la queue, l’Ouroboros, est lui aussi maître de l’or et or lui-même.
Le serpent possède une symbolique très riche dans toutes les civilisations: il y a toujours eu une relation entre la femme, le serpent, la fécondité et l’immortalité; la croyance selon laquelle le serpent est le maître des femmes est universelle, notamment dans les sociétés matriarcales traditionnelles; le serpent est immortel dans de nombreux mythes car il a mangé le fruit de l’arbre de vie (épopée de Gilgamesh, Genèse); cela vient peut-être du fait qu’il mue, change de peau, ce qui est considéré comme une mort et renaissance, et une vie éternelle.
Dans les sociétés antiques, toutes les grandes déesses de la nature, les déesses-mères, ont le serpent pour attribut: Isis, Déméter, Cybèle et même Athéna.
Il n’est donc pas étonnant que la sorcière Karaba ait un serpent comme gardien de ses richesses: elle n’est pas le mal absolu contre lequel on ne peut rien; et il suffit d’une ruse pour la libérer et libérer le monde.
► Kirikou et le serpent gardien de l'or
Kirikou s’introduit de nouveau dans la terre et ses galeries et se libère d’abord du serpent qui abandonne la partie assez facilement. Puis il vole l’or de Karaba et l’enterre sous un arbre. Affolée, Karaba se précipite dehors et devient vulnérable; lorsqu’elle veut récupérer son or et se penche pour le déterrer, Kirikou, caché dans l’arbre, lui arrache l’épine du dos.
Karaba pousse un grand cri: se libérer d’une blessure et d’une souffrance est parfois plus douloureux que l’endurer, d’autant plus qu’on y trouve souvent des bénéfices secondaires.
À ce moment, se produit la délivrance de Karaba: la transformation, la conversion, la "rédemption" qui refait d’elle un être humain et une femme.
Il se passe alors quelque chose d’extraordinaire, la métamorphose de Kirikou et de tout l’univers autour d’eux: les plantes et les fleurs recommencent à pousser, tout devient fleuri; l’univers revit.
Karaba donne un baiser à Kirikou et ce baiser le fait grandir et devenir un homme: il intègre son féminin en formant un couple avec Karaba.
► La communauté doit devenir consciente de ce qui s’est passé.
Cela semble difficile, les peurs ont du mal à être délogées et tout le monde veut tuer la sorcière; personne ne reconnaît Kirikou dans l’homme qu’il est devenu; sa mère cependant est la première à le reconnaître.
Cette "reconnaissance" va permettre à la conscience collective qui avait disparu de réapparaître sous la forme du vieux sage: celui-ci arrive porté par les hommes sur son palanquin; la communauté renaît; elle retrouve l’équilibre perdu et perverti entre le féminin et le masculin, et les couples sont réunis.
Grâce à cet enfant-héros, les problèmes sont résolus, l’unité et "l’union des contraires" est réalisée, le masculin sous la forme des hommes est réintégré; le féminin, de destructeur qu’il était, est redevenu positif.
Pour Jung, il s'agit du triomphe du héros sur la mère: par cette victoire sur la mère, le héros devient l’égal du soleil; il peut se réengendrer lui-même; il n’a plus besoin de la mère pour cela; il acquiert la puissance du soleil invincible et éternellement jeune.
C'est la seconde naissance que l'on trouve dans les Evangiles, la naissance spirituelle, la naissance à soi-même.
C’est le sens de tous les récits de héros qui retrouvent leur mère en enfer: ils s’en libèrent pour renaître spirituellement, non biologiquement, hors des entrailles de la mère, hors de la matière.
Date de dernière mise à jour : 16/04/2021