Enigme du couple: Union de contraires - "Les ailes du désir"

La fusion

 

ÉLÉMENTS D’ANALYSE DES "AILES DU DÉSIR" (d’après le film de Wim Wenders, inspiré par Peter Handke)

 

Ce film illustre une remarquable union de contraires: celle d’un ange et d’une humaine, deux dimensions totalement opposées, la dimension humaine et la dimension divine. En général, c’est l’humain qui aspire à la spiritualité. Ici c’est le divin qui aspire à s’incarner et à s’humaniser. 

Les courants philosophiques et spirituels des débuts du Christianisme considèrent que Dieu veut s’incarner dans l’être humain. Les mystiques aussi pensent que Dieu a besoin de l’homme et de sa conscience pour se manifester.

En effet, Dieu n’a-t-il pas besoin que nous prenions conscience de lui pour être? 

Dans ce film, l’ange veut devenir humain: il désire vivement se manifester, s’incarner dans la matière. Mais pour cela, il doit subir une profonde transformation.

Ce film - de même que le poème de P. Handke qui l’a inspiré - est donc l’histoire d’une rencontre entre une femme incarnée et un ange désincarné: il se déroule à Berlin, lorsque la ville était divisée par le mur.

Le mur qui divise

La ville a une fonction très importante dans le film.

Sur le plan psychologique, la ville est une représentation de la psyché dans sa totalité, avec sa forme de cercle ou de carré traversé par une croix.

Dans le film, Berlin est coupée en deux par le mur. Dans la réalité historique, c’est la seule ville qui ait jamais été scindée aussi implacablement. Et elle l’est non seulement géographiquement, mais aussi idéologiquement, politiquement, économiquement, socialement, humainement.

Actuellement, on construit de plus en plus de murs pour se protéger des flux migratoires et de l'"intrusion" des  autres.

Régis Debray distingue avec justesse les frontières et les murs: "Là où il n’y a plus de frontières, on érige des murs." dit-il. La frontière est un espace nécessaire pour vivre ensemble, car elle est poreuse et laisse passer. À l’opposé, le mur sépare, dissocie, divise et son ostracisme a des effets violents et destructeurs sur les êtres humains, qu’ils soient d'un côté ou de l'autre.

Dans le mode animal, il existe des frontières invisibles: chaque espèce s’approprie son territoire, ce qui lui permet de cohabiter avec les autres en bonne entente.

Chaque être humain a également besoin de son espace personnel pour établir des relations positives avec l’autre. Quand on manque d’espace, on construit un mur, une forteresse entre soi et les autres pour se retrancher en soi-même, se protéger, ce qui détruit les vraies relations. Nous devenons des murs les uns pour les autres.

Le mur est donc un symbole de division, de scission, de séparation entre les humains, entre le divin et l’humain, le conscient et l’inconscient, le féminin et le masculin… Il procure certes un sentiment fictif de sécurité et de protection, mais au prix d’un étouffement, d’un emprisonnement, d’une perte d’unité, de repère et de stabilité, et particulièrement d’une perte du centre.

Une ville n’a qu’un centre: si elle est coupée en deux, ce centre disparaît. Et ce monde divisé doit retrouver son unité, son centre, pour ne pas disparaître.

Sur le plan psychologique, il s’agit d’un état névrotique, où la psyché est cloisonnée, fragmentée, en conflit.

Les deux principaux personnages du film, l’ange et l’humaine, ont pour mission de rétablir l’unité, à la fois individuelle et collective.

Les anges dans la ville divisée

Nous sommes à Berlin, après la guerre. Une voix chantonne: "Lorsque l’enfant était enfant, il marchait les bras ballants, il voulait que le ruisseau soit rivière et la rivière un fleuve, et que cette flaque soit la mer. Lorsque l’enfant était enfant, il ne savait pas qu’il était enfant: tout pour lui avait une âme et toutes les âmes étaient une."

Un mur épais et haut sépare la ville en deux: du côté Est il est gris, du côté Ouest il est peinturluré de dessins et graffitis de couleurs vives. 

Aucun humain ne peut traverser le mur. Seuls les anges le peuvent, passe-murailles invisibles et silencieux. Car les anges sont à Berlin. Les humains ne peuvent ni les voir, ni les entendre: ils vivent dans un monde parallèle, sans couleur, sans bruit, sans odeur: ils ne dorment ni ne mangent. Et pourtant, ils ont forme humaine. 

 

Ange bleu à Berlin

 

Ces anges vivent en "esprit" dans la ville. Ils sont invisibles aux yeux des humains et leur monde est noir et blanc, alors que le monde des humains est coloré.

L’ange a toujours été un intermédiaire entre deux mondes. Dans ce film, les anges passent de l’est à l’ouest en traversant le mur, volent et ne sont pas soumis à la loi de la gravitation. Ils sont des messagers entre les deux directions de l'univers qui s'opposent (l'est et l'ouest), entre la vie et la mort, entre les couleurs et le noir/blanc, entre l'humain et le divin...

À partir du 14è siècle, les anges sont représentés avec une auréole: au début du Christianisme, on a supprimé les ailes, car les êtres surnaturels païens portaient souvent des ailes. Au Moyen-Âge et à la Renaissance, les anges deviennent androgynes, jeunes filles ou enfants purs et innocents. L’ange gardien personnel n’apparaît qu’au 19è siècle. 

Sur le plan psychologique, l’ange est donc un contenu archétype de l’inconscient, une énergie fondamentale à laquelle l'on peut faire appel. Les rêves et apparitions d’anges indiquent aux humains la voie à suivre.

"Les symboles sont des tentatives naturelles pour réconcilier les contraires dans la psyché." dit Jung.

Jung a redécouvert le sens et la fonction essentielle des symboles et archétypes. La civilisation moderne a nié et négligé la vie intérieure, la réalité de la vie psychologique, avec sa dimension symbolique, ce qui a eu pour effet un immense appauvrissement de l’être. Car nous ne sommes plus reliés à ces symboles et archétypes qui ont un effet thérapeutique unifiant, vivifiant, et nous protègent du conflit, de la névrose, et de la souffrance qui en résulte. 

Les anges Damiel et Cassiel

Les deux principaux anges, Damiel et Cassiel, se promènent souvent ensemble, considérant avec une attention profonde ce qui se passe autour d’eux, parlant de ce qu’ils ont vu et découvert, de ce qui les a étonnés chez les humains, car ils sont émerveillés par l’humanité.  

 

Hommes sur terre sombre

 

Damiel et Cassiel sont des hommes grands et séduisants, vêtus de longs manteaux noirs, aux mouvements harmonieux, aux regards justes. Comme tous les anges, ils peuvent entendre la voix intérieure de chaque humain, ce que chacun se raconte en grand secret. 

Dès qu’un ange se trouve près d’un humain, cette voix se fait entendre, joyeuse ou triste, gaie ou désespérée, soucieuse, préoccupée de problèmes pratiques ou existentiels. Toutes ces questions que l’humain se pose, dans un monologue intérieur ininterrompu, les anges peuvent l’entendre. 

Parfois, ils se penchent vers un humain, tout près, peut-être pour qu’il perçoive leur présence. Ou ils posent leur main sur une épaule fragile, et alors la voix intérieure semble s’apaiser, le ressassement incessant devenir silence. 

 

Damiel et Cassiel arpentent la ville et se questionnent sur l’être humain qui les fascine, et sur le mystérieux processus d’humanisation. Ils sont témoins de la vie des humains, entendent leurs pensées, les réconfortent, mais ne peuvent pas toujours les sauver du désespoir.

Le vieux conteur et poète

Au début, il y a de nombreux anges dans la grande bibliothèque de Berlin. Ils aiment sans doute ce lieu qui recèle les richesses de l’humanité depuis la naissance de l’écriture. 

 

Bibliotheque Berlin

 

Les anges sont des témoins inlassables de l’esprit, de son immortalité. Cassiel s’est attaché à un très vieil homme, le dernier chantre de l’humanité, un vieux poète, un aède d’une autre époque qui cherche dans les livres à retrouver l’origine et le sens de l’humanité, à en arpenter les sentiers perdus. 

"Raconte, songe-t-il, muse, au conteur, l’enfantin, l’antique, et fais qu’en lui se reconnaisse chaque homme. Avec le temps, ceux qui m’écoutaient sont devenus mes lecteurs. Ils ne sont plus assis en cercle, mais chacun pour soi et l’un ne sait rien de l’autre. Je suis un vieillard à la voix cassée, mais le récit s’élève encore des profondeurs de la bouche entrouverte, le répète avec force et évidence. Pour cette liturgie, nul n’a besoin d’être initié au sens des mots et des phrases. Le monde paraît se noyer dans le crépuscule, mais je raconte comme au début. Par le récit, je suis épargné des troubles du présent et protégé pour l’avenir. C’en est fini du grand souffle de jadis, du va-et-vient à travers les siècles. Mes héros ne sont plus les guerriers et les rois mais les choses de la paix, toutes égales entre elles. Mais nul n’a encore réussi à chanter une épopée de la paix. Pourquoi la paix ne se laisse-t-elle pas exalter? Dois- je renoncer? Si je renonce, l’humanité perdra son conteur et si l’humanité perd son conteur, elle perd aussi son enfance..."

 

Homme assis dans livre ouvert

 

Le vieux poète, Homère des temps modernes, le conteur - l'"aède" des Grecs - erre dans la ville pour y rechercher les racines de l’humanité et les repères égarés, de crainte que celle-ci ne perde la connaissance de son origine et son sens.

Il est une figure archétypique du vieux sage, de la conscience collective en quête de sens: le sens de l’histoire, la destinée de l’humanité, sa naissance, son évolution, sa finalité. Ces questions fondamentales sont posées tout au long du film.

Marion, la trapéziste

Damiel observe les humains avec fascination. Il a découvert un cirque où une trapéziste s’élance sous le chapiteau avec des ailes artificielles attachées dans son dos. Elle a une grâce infinie et s’appelle Marion. Damiel s’est arrêté un long moment pour l’écouter et la regarder. 

 

Trapéziste dans nuit

 

Marion travaille dans un cirque qui se produit chaque année à Berlin.

Elle est une artiste et mène une vie solitaire, masculine. Seule, sans compagnon, sans enfant, elle a rompu avec son passé pour venir à Berlin, mais on n’en sait pas davantage.

Elle aspire à une transformation par l’amour, mais pas un amour ordinaire ou partiel. Elle aspire également à s’accomplir par son art, à trouver son "centre", la plénitude de son être, à devenir elle-même. Elle évolue au centre du cercle de sable dans le cirque rond en effectuant des mouvements circulaires autour de sa corde.

Contrairement à la ville carrée et stable, le cirque est rond et instable, comme les tentes, les yourtes, les campements des nomades qui représentent un monde changeant, en mouvement permanent, ouvert, masculin.

Marion vit donc dans un monde instable. D’une certaine manière, elle est aussi un ange. Elle sait voler grâce à son art, et est proche de l’oiseau, de l’esprit. C’est ainsi que s’exprime son masculin. Et c’est grâce à ce don qu’elle peut rencontrer l’ange Damiel.

Mouvement circulaire et mandala

Le cercle et le mouvement circulaire sont ici révélateurs.

Le cercle a une vertu magique universelle: il est lié au "cercle protecteur" ou "cercle enchanté" des pratiques magiques, au "sillon magique" qui protège un lieu ou une personne du monde extérieur négatif et menaçant.

Sur le plan psychologique, "tourner en cercle autour de soi" consiste à utiliser tous les aspects de sa personnalité pour devenir complet, entier, et à se laisser inspirer par les énergies opposées en soi. C’est un mouvement réflexif, introspectif, menant à la connaissance de soi par l’auto-incubation.

Le mandala signifie "cercle" et notamment "cercle magique": représentation universelle du SOI (la totalité de l’être), il est aussi une représentation de Dieu dans de nombreuses civilisations, ainsi que de l’univers. On en a trouvé dessinés sur les parois des grottes préhistoriques. Il est omniprésent en Orient, notamment dans le bouddhisme. Dans le Christianisme, il est représenté notamment par les rosaces des cathédrales. En Inde, on danse le mandala, et les Derviches tourneurs, les Soufis mystiques, dansent en tournant autour d’eux-mêmes pour atteindre un état d’extase.

Lors d’une analyse, on peut dessiner spontanément des mandalas à certains moments où l’on se sent dissocié. Cela permet de se réunifier, de se centrer. Le mandala a une vertu thérapeutique positive et bienfaisante sur celui qui le dessine ou le danse. 

Le cercle magique ou mandala est un antidote utilisé depuis toujours contre les affects chaotiques et divisés.

Marion esquisse un mandala avec sa corde, rêvant à une rencontre où elle pourrait être "solitaire" et "entière", un amour libre et non dépendant, une union de deux êtres complets.

Elle est déséquilibrée, car elle ne vit pas pleinement sa féminité. Son désir de voler et de s’éloigner de la terre, de s’approcher de l’esprit, est trop unilatéral et masculin. 

Les aspirations de Marion

Le directeur du cirque vient annoncer aux artistes la fermeture de celui-ci pour la saison, en raison de problèmes financiers. C’est un petit cirque désuet, perdu au milieu d’un immense terrain vague. 

Marion est attristée par la nouvelle. Elle se laisse glisser le long de la corde jusqu’à terre et sort du chapiteau, se dirigeant vers la roulotte qui lui tient lieu de logement. Damiel la suit, observe tout avec attention, prend une pierre sur une table et la pose contre son front, sans rien ressentir. 

 

Roulotte de cirque

 

"Cette fois non plus, se dit Marion, je ne suis pas allée jusqu’au bout. Même pas une saison. Voilà, mon rêve est fini. Ce soir, le dernier soir… En plus, c’est pleine lune. "Une trapéziste sous le chapiteau se casse la figure!" Reste tranquille, tais-toi! Je ne m’étais pas imaginé ainsi mes adieux au cirque. Le dernier soir, il n’y a personne et je volète sous la tente comme une poule au pot! Ensuite je redeviens serveuse... C’est drôle, je ne ressens rien. C’était trop beau pour durer. À peine commencé, ça s’arrête déjà. Qui suis-je devenue? En général, je suis trop consciente pour être triste.

J’ai attendu une éternité que quelqu’un me dise un mot affectueux. Puis je suis partie pour l’étranger. Quelqu’un qui me dirait "je t’aime tant aujourd’hui". Ce serait tellement beau. Enfant, je voulais vivre sur une île. Une femme seule, puissamment seule, oui c’est ça... Tout est si vide, incompatible, le vide, la peur, la peur, la peur... Un petit animal me regarde, perdu dans la forêt. – Qui es-tu? – Je ne sais plus, je sais seulement que je ne suis plus une artiste. Le trapèze, c’est fini. Je ne dois pas pleurer, ça arrive parfois. Tout est vide, vide... Que dois-je faire? Ne plus penser à rien. Être là simplement. Berlin: ici, je suis étrangère et tout pourtant est si familier. De toute façon, on ne peut pas se perdre, on arrive toujours au mur. Des visages, j’ai envie de voir des visages. Je trouverai peut-être une place de serveuse. Comment vivre? Ce n’est pas la bonne question: comment dois-je penser? Parfois, je pense de manière fausse parce que je pense comme si je m’adressais à quelqu’un d’autre. Nostalgie. Il me suffit d’être prête. Nostalgie d’une vague d’amour qui monterait en moi. Voilà ce qui ne cesse de me rendre aussi maladroite: l’absence d’envie. Envie d’aimer. Envie d’amour."

 

Femme au visage triste-Zilberman

Damiel en quête d'humanité

Damiel est, en tant qu’ange, un pur "esprit". Mais il désire devenir un homme, un être humain à part entière. 

Pour cela, il doit passer de l’absolu au relatif, du non manifesté au manifesté, du désincarné à l’incarné, de l’inconscient au conscient, du divin à l’humain.

Dans de nombreuses traditions spirituelles et philosophiques, l’esprit préexiste à la matière qu’il va animer. Dans le Christianisme, Dieu est un pur esprit, un "Logos" qui "s’est fait chair", qui s’est incarné dans la matière.

Sur le plan psychologique, si un homme s’identifie trop à son intellect, son féminin est refoulé dans l’inconscient. Il a alors besoin d’une rédemption, d’une réhabilitation, d’une réincarnation, car tout ce qui tombe dans l’inconscient est perdu, nous limite et nous appauvrit.

Damiel doit donc faire l’expérience d’une humanisation progressive.

Son désir de transformation se manifeste d’abord par ses paroles. Il veut "en finir avec le monde derrière le monde", le monde exclusivement spirituel. Il veut "franchir le gué" qui relie le monde spirituel et le monde humain.

Le gué symbolise le passage d’un monde à un autre, d’un état à un autre: il contient le symbolisme de l’eau, qui est un lieu de renaissance, et le symbolisme des rives opposées, qui sont un lieu de contradiction, de passage périlleux à franchir.

Le gué représente l’état intérieur de Damiel avant sa transformation: Damiel se trouve pris entre deux rives, deux mondes, deux eaux.

La rencontre avec Marion va initier ce passage du gué pour Damiel. Marion est la première vision du féminin qu’il voit tournoyer dans un cirque avec des ailes. À partir de ce moment, il ne va cesser de tourner autour d’elle, de l’observer, de participer à sa vie, d’écouter ses pensées, et d’être plus en plus attiré par elle et par l’humanité féminine qu’elle incarne. 

Marion est assise sur son lit et défait lentement sa combinaison de trapéziste: son épaule, puis son dos nus apparaissent, aux courbes harmonieuses. Damiel pose sa main sur son épaule, désirant caresser la peau douce et satinée. Mais il ne ressent rien. Il quitte la roulotte et retrouve Cassiel. 

"Quel prodige de vivre en esprit, jour après jour, dit Damiel, d’attester pour l’éternité le spirituel chez les êtres. Mais parfois, je suis las de mon existence d’esprit. J’aimerais ne plus éternellement survoler. J’aimerais sentir en moi un poids qui abolisse l’illimité et m’attache à la terre. Pouvoir à chaque pas et à chaque coup de vent dire "maintenant" et "maintenant" et non plus "toujours" et "à jamais"! Même quand nous participions, nous faisions semblant, semblant de nous démettre la hanche lors d’un combat, semblant d’attraper un poisson, semblant de nous asseoir à table, de boire, de manger, semblant encore de faire rôtir des agneaux, de boire du vin dans les tentes du désert. Toujours semblant! Je ne demande pas à engendrer un enfant ou planter un arbre, mais ce serait déjà quelque chose, rentrant d’une longue journée, de nourrir le chat, avoir de la fièvre, les doigts noircis par le journal, de ne plus être exalté par l’esprit, mais enfin par un repas, par la courbe d’une nuque, par une oreille. Mentir! Comme on respire! Sentir en marchant sa charpente qui avance. Deviner enfin au lieu de tout savoir. Pouvoir dire "Ah, Oh, Aïe!" au lieu de "Oui et Amen"!"

 

Mur de Berlin décoré et homme en noir

L'acteur, un ange devenu homme

"Non, répond Cassiel en secouant la tête, rester seul, laisser survenir, garder son sérieux. Ne rien faire que regarder, rassembler, attester, conserver, rester esprit. Garder la distance, rester en parole." 

Malgré les paroles de Cassiel, Damiel ne cesse d’être tourmenté et attiré par le monde des humains, auquel il aimerait participer. 

En ce moment, a lieu à Berlin le tournage d’un film historique avec un comédien réputé. Celui-ci se promène souvent seul: sa grand-mère a vécu là autrefois et lui a parlé longuement de la ville à présent coupée en deux. Il dessine aussi, ayant toujours dans sa poche son carnet d’esquisses et un crayon. Parfois, il perçoit d’étranges présences muettes autour de lui et il lui semble que son esprit s’égare. 

 

Homme noir dans nature

Dernière représentation du cirque

Chapiteau cirque rouge et blanc

 

Le soir de la dernière représentation du cirque, Damiel est là, soucieux de protéger Marion. Sans le savoir, il l’aime déjà. Il pressent que c’est avec elle qu’il pourrait devenir humain. Alors qu’elle tournoie dans les airs, il déambule dans le cercle de sable, posant sa main sur l’épaule du maître du cirque. Leurs regards à tous deux sont fixés sur la femme qui vole, là-haut, si pleine de finesse et de légèreté que les autres l’appellent « l’ange ». Ils sont inquiets car elle déploie son corps autour de la barre et de la corde, sans filet pour lui éviter la chute fatale. Soudain, elle fait un geste maladroit et manque de lâcher la barre. La salle entière pousse un cri terrifié. Mais elle s’est déjà rattrapée avec habileté et sourit à ceux qui, en bas, se sont inquiétés pour elle durant un instant. Damiel lui-même est soulagé, car les anges, s’ils peuvent protéger ou influer sur certaines pensées, ne peuvent empêcher le malheur d’advenir. 

 

Trapéziste de vol

 

Cassiel, lui aussi, a poussé un cri de désespoir le jour où un jeune homme s’est précipité du haut d’une tour dans le vide. Il s’est senti si impuissant qu’il s’est laissé tomber du plus haut point de Berlin jusqu’en bas, là où des humains, les plus pauvres, sont couchés à même le trottoir. Non, les anges ne peuvent empêcher la mort ou le malheur quand ils surviennent dans une destinée humaine. 

Damiel assiste à la fin du spectacle, puis à la fête organisée par les artistes avant de se quitter. Marion chante avec un jeune homme, tout près de lui, heureuse, détendue: "Pouvoir dire, pense-t-elle, simplement, comme maintenant, "je suis joyeuse". J’ai une histoire et elle va continuer."

Puis, Damiel la suit dans un concert de musique moderne. Elle se met à danser, tourbillonner, tournoyer, emplie d’un immense bonheur. Il prend ses mains dans les siennes et la fait tourner, mais elle ne le sait pas. 

Le rêve de Marion

La nuit suivante, Damiel dort entre les bras de Marion. Elle rêve d’un ange magnifique, royal, aux immenses ailes dorées, qui s’avance vers elle, les mains tendues. Elle aussi est belle, solaire, comme elle ne l’a jamais été. Leurs mains se joignent. Elle murmure quelques mots dans son sommeil. 

 

Couple onirique

 

Le rêve de Marion est une première rencontre avec l’homme qu’elle recherche. Dans son rêve, il lui apparaît dans sa dimension surnaturelle et divine.

C’est une première expérience intérieure de la rencontre avec l’ange, celle qui annonce la rencontre extérieure. 

Il est nécessaire pour la femme de distinguer son masculin intérieur de la femme qu’elle est, pour ne pas être possédée par lui. Sinon elle risque de s’identifier à lui et de se soumettre à son influence négative, de se laisser entraîner sur des voies et dans des domaines qui ne sont pas les siens. Et surtout, il peut l’amener à "penser" des choses qu’elle ne pense pas vraiment, l’endoctriner, lui inculquer des valeurs fausses - le masculin chez la femme étant de l’ordre de la pensée, de l’éthique, de la conception de la vie, de la fonction cérébrale ("je pense que").

Marion éprouve cette frustration, ce manque issu du masculin en elle. Elle ne parvient pas à être exclusivement trapéziste, à se réaliser en tant qu’artiste. Elle a également besoin de vivre sa féminité en aimant et en étant aimée. Or, son masculin l’incite à être une artiste, à voler, ce qui est pour elle source de désillusion et de frustration affective. 

Collectivement, cela est un problème important chez les femmes à l’époque actuelle. Elles sont attirées par des activités masculines, elles adhèrent à des valeurs masculines fondées sur une civilisation patriarcale. Aussi, elles peuvent facilement tomber "entre les griffes du masculin" et se laisser entraîner dans le monde abstrait de l’intellect, de la pensée, du rationalisme, au détriment de leur nature féminine qui s’appauvrit, et de leur âme qui risque d’être endommagée. Il leur faut trouver un juste équilibre entre le masculin en elles et leur féminin.

Chez la femme, en aucun cas, le féminin ne doit se mettre au service du masculin et de ses exigences, et s’asservir à celui-ci. Cela serait gravement préjudiciable à son être profond et à son évolution.

Damiel rencontre l'acteur

Damiel marche à présent dans Berlin. Il fait encore nuit. Il voit une de ces voitures ouvertes où l’on peut boire et manger, qui est encore éclairée. Le comédien est là, buvant un café. Soudain, il se tourne vers lui et lui dit: 

"Je ne te vois pas, mais je sais que tu es là, je le sens. Tu traînes dans les parages depuis que je suis à Berlin. J’aimerais voir ton visage, te regarder dans les yeux, te dire comme tout est bien ici. Rien que toucher, c’est bon. Fumer, boire un café, et faire les deux ensemble, c’est fantastique. Ou dessiner: on prend un crayon et on trace une ligne épaisse, puis on trace une ligne légère, et les deux font une bonne ligne. Ou quand on a froid aux mains, on les frotte l’une contre l’autre, c’est bon, ça fait du bien. Il y a tant de bonnes choses. Mais tu n’es pas là, moi, je suis là. J’aimerais que tu sois là, j’aimerais que tu puisses me parler. Je suis un ami. Companiero!" 

À ces mots, il lui tend la main, et Damiel la serre très doucement, car il n’a pas l’habitude.

 

Deux mains se serrant dans lumière

 

Damiel croise l’acteur un soir devant une buvette: sans le voir, l’acteur lui parle de la vie et des choses extraordinaires qu’elle permet de vivre. Puis il lui tend la main en l’appelant "companiero" - "compagnon" - comme s’il était son semblable.

Damiel, sur son chemin vers l'humanité, sert la main tendue qu’il ne peut encore sentir. 

Cette poignée de main entre l’ange et l’humain semble déclencher le processus d’humanisation de Damiel. C’est le premier contact avec une main humaine, qui est tendue comme une "invitation au voyage". L’ange Cassiel refusera de serrer la main de l’acteur, et restera un ange à jamais, ne désirant pas devenir humain. 

L'humanisation progressive de Damiel

Le lendemain, il revoit Cassiel. Ils arpentent les lieux anciens de la ville. Pour la dernière fois, les deux anges partagent leurs expériences. 

"Te souviens-tu de notre première venue ici? demande Damiel. L’histoire n’avait pas encore commencé. Il a fallu longtemps pour que le fleuve trouve son lit, que l’eau stagnante se mette à couler. Vallée ou fleuve primitif. Un jour, je m’en souviens encore, le glacier vêla et les glaces firent route vers le Nord. Un arbre passa, encore vert, avec un nid vide." 

"Plus tard, continue Cassiel, les deux cerfs se battirent sur cette rive puis la nuée de mouches et les ramures descendirent le fleuve comme des branches. Seule l’herbe s’est toujours redressée, poussant sur les cadavres des chats sauvages, des sangliers, des buffles. Te souviens-tu comme un matin, est sorti de la savane, l’herbe collant au front, l’être à notre image, longtemps attendu, le bipède, dont le premier mot a été un cri: cet "Ah" ou cet "Oh", ou était-ce un simple gémissement? Nous avons enfin pu rire de cet homme, pour la première fois. De son cri et de l’appel de son successeur, nous avons appris à parler." 

"Une longue histoire, reprit Damiel. Le soleil, les éclairs, le tonnerre dans le ciel, et en bas sur terre, les bonds, les feux, les rondes, les signes, l’écriture... Puis l’un d’eux jaillit du cercle et courut droit devant lui. Tant qu’il courait tout droit, il semblait libre et nous avons pu rire avec lui. Mais alors, soudain, il courut en zigzags et les pierres volèrent. Avec sa fuite débuta une autre histoire, celle des guerres. Elle dure encore à ce jour. Mais nous n’étions même pas spectateurs! Depuis toujours nous sommes trop peu!"

 

Mur de Berlin et 2 hommes

"Tu veux vraiment? demande Cassiel à Damiel. - Oui, je veux conquérir moi-même une histoire. J’ai été assez longtemps isolé, assez longtemps absent, assez longtemps hors du monde. En avant dans l’histoire du monde! À bas le monde derrière le monde! - Et alors? - Je vais entrer dans le fleuve, maintenant ou jamais, instant du gué! En avant dans le gué du temps, dans le gué de la mort! Nous ne sommes pas encore nés, descendons! Regarder non pas d’en haut, mais à hauteur d’œil.

D’abord, je prendrai un bain, puis je me ferai raser par un barbier, turc de préférence! Il me massera les mains jusqu’au bout des ongles. Puis je m’achèterai un journal et le lirai du début à la fin. Le premier jour, je me ferai servir, je me ferai bousculer, on s’excusera, je serai familier à tous. Ce sera mon premier jour. - Mais rien de tout cela ne sera vrai, répond Cassiel avec un sourire. - Je vais la prendre dans mes bras, murmure Damiel, et elle me prendra dans ses bras…"

 

Couple s'étreignant-Abraso

 

Cassiel n’a pas vu la chose advenir. Ils sont près du mur, du côté Est. Soudain, regardant à terre, Cassiel voit l’empreinte des pas de Damiel. Plus loin, deux soldats discutent. Damiel prend des couleurs, comme les humains. Ses yeux se ferment, comme s’il s’endormait. Il baisse la tête et caresse son front avec la pierre prise dans la roulotte de Marion. Cassiel le prend dans ses bras et traverse le mur. 

 

Mur de Berlin dessiné

Cassiel voit les traces des pas de Damiel dans la terre: la pesanteur se manifeste. Damiel paraît s’endormir et appuie son front contre une pierre ronde qu'il a prise dans la roulotte de Marion et qui devient à présent une pierre réelle. Puis il se colore des couleurs de la vie.

Cassiel prend Damiel endormi dans ses bras et lui fait traverser le mur: devenu humain, il ne peut plus le faire lui-même. 

 

Damiel s’éveille dans un grand fracas: une armure de bronze a cogné sa tête. Se relevant, il entend le vrombissement d’un avion au-dessus de lui, fracassant, puis d’autres bruits. Il prend l’armure sous son bras et dit à voix haute "allons-y!", partant d’un pas ferme et décidé. En passant, il crie à un homme qui peint le mur: "c’est beau!". Il ressent une douleur vive à la tête. C’est la première fois. Il touche de sa main l’endroit douloureux puis la retire: il y a un liquide rouge foncé; il le goûte du bout de la langue.

"C’est ça, le goût, fit-il, je commence à comprendre".

 

Armure Thésée

Le choc de l'armure

Le premier contact de Damiel avec l’humanité se manifeste par un coup sur la tête: une armure de bronze le réveille et le blesse légèrement. 

Que signifie un objet aussi étrange? 

L’être humain a peut-être besoin d’une cuirasse pour se protéger lorsqu’il naît ou renaît, en raison de sa fragilité? Par ailleurs, cette armure va lui permettre de s’intégrer dans le monde car il va la vendre pour entamer sa vie.

C’est par la blessure à la tête - le siège de l’esprit - qu’il entre dans le monde réel et prend conscience de sa matérialité.

Il cesse alors d’être un pur esprit: toute renaissance, toute modification de notre conscience est douloureuse car elle nécessite une mort à soi-même, à ce que l'on a été. Le pur esprit qu’était Damiel doit donc être blessé et mourir.

Ensuite, Damiel fait l’expérience de l’humain par l’intermédiaire de ses sens, du rapport sensoriel au monde.

  • L’ouïe: il entend des bruits d’hélicoptère.
  • La vue et les couleurs: il découvre les couleurs en demandant leur nom à un passant. 
  • Le goût: la blessure à la tête lui permet de découvrir le goût du sang. C’est la première chose à laquelle il goûte - le sang est l’élément vital qui anime le corps humain, le principe de vie lui-même. 

 

Il croise un homme et lui montre sa main tachée de sang. L’homme lui demande s’il s’est blessé. "Non, répond Damiel, aujourd’hui tout va bien, c’est du rouge, cela? – Oui, répond l’homme. – Et ça, poursuit Damiel en montrant les couleurs sur le mur, et ça, et ça? – C’est du jaune, du vert, du mauve, du bleu... - Je me réjouis que tout aille si bien aujourd’hui, reprend Damiel, mais il fait si froid, j’aimerais tant boire un café. – Vous n’avez pas d’argent? – Si, enfin non... - Tenez." L’homme lui donne une pièce. Damiel le remercie et poursuit sa route. 

La découverte des sensations et du temps

La prochaine étape pour Damiel est d’établir des liens avec ses semblables. Le passant qui lui a indiqué le nom des couleurs lui donne une pièce d’argent pour s’acheter un café.

Puis, Damiel va courir, respirer, manger et boire.

La première chose qu’il boit est un café. La première chose qu’il mange est une pomme, peut-être parce que la pomme est le "fruit" par excellence: non seulement le fruit de l’immortalité mais aussi le fruit de l’amour - Dionysos a créé la pomme pour l’offrir à la déesse Aphrodite - le fruit de la discorde entre les déesses, la "pomme d’Adam", le premier homme. 

Damiel est lui aussi un premier homme, un homme qui vient de naître. Il dit à la fin: "Je sais maintenant ce qu’aucun ange ne sait."

Sur sa route, il vend l’armure de bronze à un marchand de brocante. En échange, il acquiert une nouvelle tenue, plus appropriée à sa condition d’humain, une veste à carreaux rouges et bleus et un chapeau, sans compter la montre.

La montre, c’est le temps humain! 

 

Montre ancienne

Révélations de l'acteur à Damiel

Damiel se rend sur les lieux du tournage pour revoir le comédien. Il l’aperçoit de l’autre côté du grillage qui empêche la foule d’entrer. 

"Eh, lui crie-t-il avec un grand geste de la main, eh!" L’acteur l’aperçoit et se dirige vers lui avec un large sourire. "Je t’imaginais plus grand, je ne sais pas pourquoi, lui dit-il. - Encore plus grand? s’étonne Damiel. - Oui, toujours plus grand! Alors, depuis quand? - Des heures, des jours, des mois, le temps! s’exclame Damiel en regardant sa nouvelle montre. - Oui, mais en attendant, voici un peu d’argent pour voir venir... - J’en ai, de l’argent. - Tu as vendu l’armure? - Oui. - Et combien en as-tu reçu? - 200 marks. - Tu t’es fait avoir. Cela arrive parfois. Il y a 30 ans, à New York, j’en ai eu 500 dollars.

- Alors, tu étais...? - Oui... - Alors, toi aussi, tu étais…?" répète Damiel, interloqué par sa découverte. 

"Oui, répond l’acteur, nous sommes très nombreux. Tiens, prends, c’est une cigarette." Damiel tire sa première bouffée de cigarette. Il trouve cela plutôt agréable. 

"Que vas-tu faire à présent? lui demande l’acteur. - Il y a une fille... - Une fille, bien!" s’écrie l’acteur en s’éloignant.

"Attends, ne t’en va pas, je veux que tu me dises, je veux tout savoir, tout! - Tu dois tout apprendre par toi-même, c’est ça qui est beau, répond l’acteur."

 

L’acteur lui révèle qu’il n’est pas le seul à avoir effectué ce parcours, à avoir vendu l’armure qui semble être un objet de "reconnaissance" entre les anges devenus humains. 

Il lui apprend qu’ils sont nombreux à être des anges non pas "déchus" mais "humanisés", issus de l’inconscient et devenus conscients et humains. Et Damiel comprend que l’acteur est de la même essence que lui.

Damiel le remercie. Il a en effet tout à apprendre à présent: sentir, manger, boire, courir, et aussi aimer. Il doit la retrouver, elle, le plus rapidement possible. Il court en respirant profondément jusqu’à la place où se trouve le cirque. 

Marion et de Damiel se rencontrent

À l’emplacement du cirque, il n’y a plus rien: seul reste le cercle de sable. Damiel s’assied au milieu, à même le sol. Il sent la présence de Cassiel et dit: "Elle n’est pas partie, Cassiel, je le sais, elle n’est pas partie, je vais la retrouver, il y a d’autres soleils à découvrir que celui que nous connaissons."

 

Cercle de terre

 

Pendant ce temps, Marion déambule à travers les rues de Berlin, avec son bagage en bandoulière. Elle ne sait pas encore ce qu’elle va faire, mais avant de quitter la place, seule au milieu du cercle de sable, elle a éprouvé un profond sentiment de plénitude, avec l’impression que cela ne la quitterait jamais.

Elle aussi rencontre le comédien buvant un café. Comme tout le monde, elle connaît le célèbre personnage de détective qu’il a incarné. Elle l’aborde en riant et lui demande s’il ne peut l’aider à trouver quelqu’un. Il lui pose quelques questions, le plus sérieusement du monde, mais elle n’a pas de réponse: elle cherche un homme dont elle ne sait rien. Elle reprend son chemin à travers la ville. 

Un concert a lieu ce soir également: Damiel est là, installé au bar à côté. Marion s’y arrête. Cassiel les observe l’un et l’autre. Marion est perdue au milieu de la foule. Elle se dégage et se dirige vers le bar. 

 

Homme au bar

Reconnaissance de l'autre

Il est là, elle sait: à peine l’a-t-elle vu qu’elle l’a reconnu. Il se tourne vers elle, ôte son chapeau, se lève et lui tend lentement une coupe de vin. Sans dire un mot, elle en boit une gorgée. Ils sont debout face à face et elle lui parle. 

 

Couple au bar

 

"Un jour, ça doit devenir sérieux. J’ai beaucoup été seule mais je n’ai jamais vécu seule; quand j’étais avec quelqu’un, je prenais tout pour un hasard. Pourquoi celui aux yeux bruns était-il mon frère et non celui avec les yeux verts? j’étais avec un homme, amoureuse, et j’aurais aussi bien pu le planter là et partir avec l’inconnu dans la rue. Je crois que c’est la nouvelle lune, ce soir, pas de nuit plus calme, il n’y aura pas de sang versé dans toute la ville.

Je n’ai jamais joué avec quelqu’un, et pourtant je n’ai jamais ouvert les yeux et pensé "maintenant, c’est sérieux, enfin ça devient sérieux". C’est ainsi que j’ai grandi. Je n’ai jamais été solitaire, ni seule ni avec d’autres, mais j’aurais aimé être solitaire. La solitude ça veut dire: je suis enfin entière. À présent, je peux le dire car ce soir je suis enfin solitaire. Il faut en finir avec le hasard. Nouvelle lune de la décision. Je ne sais pas s’il y a un destin, mais la décision t’appartient. Décide-toi. 

C’est nous qui sommes à présent le temps; non seulement la ville, mais le monde entier prend part à notre décision. Nous deux sommes plus que nous deux, nous incarnons quelque chose: nous voilà sur la place du peuple et la place est pleine de gens qui rêvent de la même chose que nous. Nous déterminons le jeu pour tous. Je suis prête, à toi maintenant, tu as le jeu en mains, maintenant ou jamais. 

Tu as besoin de moi, tu auras besoin de moi, il n’y a pas d’histoire plus grande que la nôtre, celle de l’homme et de la femme. Ce sera une histoire de géants, invisibles, transmissibles, une histoire de nouveaux ancêtres. Vois mes yeux. Ils sont l’image de la nécessité, de l’avenir de tous sur la place. La nuit dernière, j’ai rêvé d’un inconnu, de mon homme. Avec lui seul, je pouvais être solitaire et m’ouvrir à lui, m’ouvrir toute, le laisser entrer en moi, tout entier, l’entourer du labyrinthe de la joie commune. Je le sais, c’est toi."

Sans dire un mot, Damiel l’embrasse doucement, et ils se serrent dans les bras l’un de l’autre. 

 

Couple s'embrassant-Evelyn Hamilton

 

Damiel doit à présent faire l’expérience la plus importante pour devenir un homme complet: intégrer le féminin par son union avec Marion.

Cette rencontre est préparée tout au long du film: Damiel assiste à la vie de Marion qui éveille son désir de devenir un homme. Lorsque le cirque s’en va, Damiel cherche Marion et fait l’expérience du manque, du besoin de l’autre. Elle aussi le cherche, même si elle ne le connaît pas. Elle cherche l’homme dont elle a rêvé.

Ils finissent par se retrouver dans un bar et se reconnaissent aussitôt.

Union de contraires

Le lendemain matin, Damiel est debout, les manches retroussées, retenant la corde autour de laquelle Marion tournoie sans cesse, tel un cercle magique incarné par un corps humain. En la regardant voler et tournoyer en s’arrondissant, puis redevenir longue et fine, il songe:

"Quelque chose est arrivé qui continue d’arriver, qui me lie. C’était la nuit et c’est maintenant le jour, plus encore à présent. Qui était qui? J’étais en elle et elle était autour de moi. Qui peut affirmer au monde qu’il a jamais été ensemble avec un autre humain? Je suis ensemble! Ce n’est pas un enfant mortel qui a été conçu, mais une commune image immortelle.

Cette nuit, j’ai appris à m’étonner. Elle est venue me ramener chez moi et j’ai trouvé ce chez moi. Il était une fois... Il était une fois et donc il sera. L’image que nous avons conçue accompagnera ma mort. J’aurai vécu dans cette image. Ce n’est que l’étonnement devant nous deux, l’étonnement devant l’homme et la femme, qui a fait de moi un humain. Je sais maintenant ce qu’aucun ange ne sait..."

 

Pour Marion, l’amour c’est être seule et entière "avec" l’autre, et non pas être sa moitié. Après leur première nuit d’amour, Damiel dit qu’il a ressenti pour la première fois le fait d’être "ensemble".

Il dit: "je suis ensemble" et pas "nous sommes ensemble", ce qui signifie qu’il est complet, qu’il a intégré son féminin.

La dernière scène montre Marion tournant autour de la corde que tient Damiel. La corde établit un lien indissoluble entre eux. 

C’est comme si une inversion s’était produite qui les rend tous deux complets: l’ange est rivé au sol, il a les pieds sur terre et l’humaine voltige dans les airs, aérienne, et s’accomplit dans le cercle formé par son corps et la corde. 

Toute connaissance de soi suppose cette forme d’introspection: on tourne autour de soi jusqu’à ce que l’on puisse atteindre le centre de son être, dans un mouvement de spirale. 

Lorsque tout "tourne rond", tout va bien, mais on peut aussi "tourner en rond" indéfiniment sans parvenir à sortir du "cercle vicieux". 

Ici, tout "tourne rond" grâce à l’’union entre Marion et Damiel. Cette union est une ouverture sur le monde, une rédemption mutuelle, qui a une incidence sur l’humanité entière, sur la collectivité, sur la ville divisée, et va contribuer à l'unifier.

Marion dit dans son magnifique monologue final: "Nous sommes sur la place du peuple et tout le peuple désire la même chose que nous…"

Cette union va faire naître un enfant spirituel et non un enfant biologique, le fruit de l'union des contraires et de l’amour qui en résulte. 

Et, ainsi que le dit R.M. Rilke:

"L’amour ne sera plus le commerce d’un homme et d’une femme, mais celui d’une humanité avec une autre. Il sera cet amour que nous préparons, en luttant durement: deux solitudes se protégeant, se complétant, se limitant et s’inclinant l’une devant l’autre." 

Cirque femme tournoyant-Chagall

 

Cassiel, lui, accompagne inlassablement le dernier conteur de l’humanité, le vieil aède des temps passés. Il a, lui aussi, rencontré l’acteur, mais n’a pas serré la main tendue. Il restera à jamais un témoin invisible et secret de l'humanité.

 

Ange statue Landmark Berlin

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