Destin de femme: Rencontre avec la sorcière - "Wassillissa"
- Par kleiberpat
- Le 04/03/2020
- Dans Que nous révèlent les contes et mythes?
ÉLÉMENTS D’ANALYSE DE "WASSILISSA" (conte russe)
Dans un lointain royaume vivait un marchand qui avait une femme et une fille très belle appelée Wassillissa ("petite reine"). Lorsque l’enfant eut 8 ans, la mère tomba gravement malade. Elle appela auprès d’elle Wassillissa, lui donna une poupée en lui disant: «Ma chère enfant, écoute mes dernières paroles et ne les oublie pas. Avant de mourir, je te donne ma bénédiction et cette poupée. Garde-la toujours avec toi, ne la montre à personne, et si tu es en difficulté, donne-lui à manger et demande-lui conseil.»
Perte de la mère - Une poupée en héritage
La petite fille, Wassillissa, a 8 ans lorsqu’elle perd sa mère. Cette perte, au début du conte, indique que le problème traité par le conte va être d’ordre féminin et que la petite fille aura pour mission de le résoudre.
Sa mère lui a laissé en héritage une poupée. Cette poupée n’est pas une poupée ordinaire: c’est une poupée très précieuse, car elle représente l’énergie maternelle transmise par une mère positive, une force sur laquelle l’enfant pourra toujours compter.
Le marchand décida de se remarier et choisit une veuve qui avait deux filles. La nouvelle épouse se révéla une vraie marâtre pour Wassillissa: elle lui donnait à faire les travaux les plus durs et pénibles. Mais Wassillissa supportait tout sans se plaindre et embellissait chaque jour, car sa poupée la consolait et faisait son travail. Tandis que sa marâtre et ses demi-sœurs devenaient de plus en plus maigres et amères à cause de leur jalousie.
Dès le remariage de son père, Wassillissa est confrontée à la "marâtre-sorcière" et ses deux filles: celles-ci sont une triade de sorcières, à savoir des figures d’ombre et d’opposition qui l’attaquent à la fois extérieurement et intérieurement. Extérieurement par leurs comportements négatifs à son égard, intérieurement en raison de l’archétype de la belle-mère qui la tourmente.
La belle-mère est un puissant archétype: elle représente une attitude conformiste, conservatrice, conforme à une route toute tracée. Contrairement à Wassillissa, qui est destinée à une vie différente, une vie créatrice et renouvelée. Wassillissa va donc devoir se confronter à sa propre ombre, figurée par la marâtre et ses filles, et trouver le moyen de la canaliser et de la dépasser.
Dans les traditions populaires, la sorcière symbolise l’ombre, l’obscur, le mauvais, voire le mal qui s’introduit dans la vie lors de circonstances particulières et extrêmes. Pour Wassillissa, il s’agit de la mort de sa mère à un âge - 8 ans - qui est l’âge du premier "passage" dans la vie de l’enfant, celui de sa sortie de l’enfance.
Psychologiquement, lorsqu’on vit une expérience forte qui nous atteint profondément, l’opposé apparaît toujours sous la forme de figures sombres. C’est une loi psychique, paradoxale certes mais vraie: un extrême fait toujours surgir l’extrême opposé; il n’y a pas de lumière sans ombre; d’une chose émerge son contraire... C’est pourquoi il faut rester vigilant lors d’expériences intérieures intenses, car les forces de l’ombre ne sont jamais loin (voir les expériences de mystiques...).
Wassillissa, quoique seule et souffre-douleur de sa marâtre, possède une poupée extraordinaire qui la protège des forces obscures. Non seulement, elle peut jouer avec sa poupée, mais celle-ci remplace sa mère morte. En psychologie, on dirait que Wassillissa a un "complexe-mère" positif. Elle entretient avec cette poupée une relation humaine. La poupée est quasi divine pour elle, comme le sont souvent les objets auxquels les enfants s’attachent, qui les protègent des dangers nocturnes et préservent leur être profond.
Toutefois, malgré la présence bénéfique de sa poupée, la mort de sa mère aura des conséquences difficiles pour Wassillissa: elle ne pourra jamais s’identifier à une figure maternelle positive pour se construire en tant que femme. Et elle devra faire son chemin de femme seule, à sa manière, et devenir elle-même avec ses moyens propres.
Une mère "morte" peut aussi être une mère absente ou une mère qui ne joue pas son rôle de mère, qui n’est pas maternante. Et la fille d’une telle mère devra affronter de nombreuses épreuves avant de découvrir et de réaliser la femme qu’elle est vraiment. Mais, elle peut également avoir davantage de chance de devenir elle-même, car elle ne risque pas de s’identifier excessivement à sa mère. Cette identification ou fusion courante chez les femmes qui, victimes d’un système patriarcal, se transmettent de génération en génération des comportements identiques. Malgré les avancées du féminisme, il y a encore de nombreuses femmes qui, inconsciemment, font les choses "comme maman", ont un rapport fusionnel avec celle-ci et ne sont pas détachées d’elle.
Nouvelle mère-marâtre
Wassillissa grandissait et embellissait et fut souvent courtisée, mais on lui interdit de se marier avant ses demi-soeurs. Un jour, le marchand partit en voyage. En son absence, la belle-mère s’installa dans une maison en lisière de la forêt. Dans cette forêt habitait la sorcière Baba Yaga qui ne permettait à personne d’approcher de sa maison, au risque d’être dévoré par elle. La marâtre envoyait souvent Wassillissa dans la forêt, mais, grâce à sa poupée, la jeune fille revenait saine et sauve.
La forêt est un symbole présent dans de nombreux contes: il s’agit du monde inconscient. Dans ce conte, aller vivre à la lisière de la forêt signifie que les femmes régressent en quittant le monde humain et en vivant à la frontière de l’inconscient végétatif. Ce sont l’inertie et le conservatisme féminins qui l’emportent, en raison du refus d’être consciente.
Une femme qui refuse de devenir consciente ne peut que régresser dans un conformisme négatif pour son entourage et pour la société. Au contraire, une femme qui devient consciente est très positive, car elle va être encore plus progressiste et créatrice que les hommes, adhérer aux nouvelles idées, ouvrir des voies neuves...
Il y a une autre raison à ce déménagement: la belle-mère veut détruire Wassillissa. Mais elle ne désire pas la détruire directement, comme dans d’autres contes. Elle l’emmène dans un lieu dangereux où cela peut arriver, en espérant que Wassilissa se fera dévorer par la sorcière Baba Yaga.
Un soir, la marâtre distribua du travail aux trois filles, ordonnant à Wassillissa de filer. La flamme de la chandelle ayant baissé, l’une des demi-sœurs fit mine de moucher la mèche et, ce faisant, l’éteignit volontairement. Les deux soeurs enjoignirent à Wassillissa d’aller chercher du feu chez Baba Yaga. La jeune fille alla dans sa chambre nourrir sa poupée et lui raconta tout. La poupée la réconforta et lui demanda de l’emmener avec elle.
Éteindre sa lumière pour chercher celle de la sorcière est un refus de devenir consciente de son ombre: l’ombre figurée par la sorcière. Le conte nous montre comment une conscience qui ne s’éveille pas peut devenir un feu intérieur dévorant et destructeur.
Pour Jung, l’ombre est la somme des contenus psychiques personnels et collectifs qui, incompatibles avec la forme de vie consciemment choisie, n'ont pas été vécus. Ils s'unissent dans l'inconscient en une personnalité partielle relativement autonome qui a des tendances opposées à celles du conscient. Dans le rêve, tout comme dans les contes et récits symboliques, le personnage de l'ombre est le plus souvent du même sexe.
"L’ombre personnifie tout ce que le sujet refuse de reconnaître ou d'admettre et qui, pourtant, s'impose toujours à lui, directement ou indirectement, par exemple les traits du caractère inférieurs ou autres tendances incompatibles. (...) Si l'on admettait précédemment que l'ombre humaine était la source de tout mal, on peut maintenant découvrir que l'homme inconscient, c’est-à- dire l’ombre, n'est pas uniquement composé de tendances moralement répréhensibles, mais qu'il comporte aussi un certain nombre de bonnes qualités, des instincts normaux, des réactions appropriées, des perceptions réalistes, des impulsions créatrices, etc." (Jung)
BABA YAGA est une sorcière célèbre que l’on retrouve dans tous les pays slaves. Elle est aussi une sorte de déesse-mère, de Dame nature primitive, et un archétype - "BABA" en russe signifie "mère". Elle est une grande déesse de la nature, semblable à HEL, la déesse germanique du monde souterrain (HEL a donné "HÖLLE" qui signifie "enfer"); en Inde, règne la déesse KALI... Ces déesses de la nature sont souvent entourées de crânes, étant aussi des déesses de la mort.
Baba Yaga est à la fois une déesse de la jour et de la nuit, de la vie et de la mort: elle représente le principe de la nature, l’essence et le mystère de la nature.
Dans le christianisme, la grande déesse avec son aspect lumineux et sombre a été divisée en deux: la Vierge Marie est l’aspect lumineux de cette grande déesse -c’est d’ailleurs à l’apogée du culte de la vierge qu’on a commencé à brûler les femmes dites "sorcières" au Moyen Age. Quant à l’aspect sombre de la déesse , il a survécu dans les vierges noires qu’on trouve un peu partout en Europe: c’est ainsi que la grande déesse-mère est revenue par la "petite porte".
Comme toutes les déesses-mères et tout archétype, Baba Yaga est ambivalente: elle peut être destructrice ou positive en accordant son aide; elle peut donner la vie ou la mort. Cela dépend de la manière dont on se comporte avec elle.
Tout archétype possède ces deux aspects opposés: sombre et lumineux. Quand il y a ombre, il y a aussi lumière. Chaque figure archétypique porte en elle-même son ombre. Aussi, l’archétype de la grande-mère contient-il à la fois la sorcière et la vieille femme sage.
Périple dans la forêt de Baba Yaga
Effrayée, Wassillissa mit la poupée dans sa poche, sortit de la maison et entra dans la forêt. Après quelque temps, elle croisa un homme habillé de blanc, monté sur un cheval blanc: le ciel s’éclaircit. Puis un cavalier rouge apparut: le soleil se leva. Wassillissa marcha encore tout une journée. Vers le soir, elle parvint à une barrière entourant une hutte en ossements humains, au toit était décoré de crânes, les portes faites de tibias et le loquet d’un bras humain; en guise de serrure, il y avait une mâchoire ricanante.
Figée d’horreur, Wassillissa s’arrêta. Alors, survint un troisième cavalier vêtu de noir montant un cheval noir. Il sauta de sa monture, ouvrit la porte et disparut: la nuit tomba. Aussitôt tous les yeux des crânes se mirent à scintiller comme en plein jour.
Tremblante de peur, Wassillissa n’osait bouger. Peu après, les arbres se mirent à frémir et Baba Yaga arriva, assise dans un mortier volant, ramant à l’aide d’un pilon et effaçant ses traces à l’aide d’un balai. Parvenue à sa porte, elle renifla et s’écria que cela sentait la chair fraîche.
"Je suis là, grand-mère, dit Wassillissa, mes demi-sœurs m’ont envoyée vous demander du feu. – Bien, dit Baba Yaga, je te connais. Reste et sers-moi bien, et tu auras du feu, sinon je te mangerai." Elles entrèrent ensemble dans la cabane. Baba Yaga se laissa tomber sur un banc et demanda à Wassillissa de lui apporter ce que contenait le four. La sorcière dévora tout, ne laissant à la jeune fille qu’un peu de soupe et un croûton de pain.
Baba Yaga a cette dimension surnaturelle et magique des déesses-mères: elle a tout pouvoir sur trois cavaliers qui symbolisent son "jour", sa "nuit" et son "soleil".
Elle a pour attributs le balai et le mortier/pilon: les sorcières ont souvent des attribut phalliques, chevauchant des balais, nanties d’un long nez... Elles représentent l’inconscient où le masculin et le féminin ne sont pas encore séparés mais indifférenciés.
Elle voyage dans un mortier et rame à l’aide d’un pilon: le balai lui sert aussi à effacer toute trace de son passage, parce qu’elle souhaite garder son secret. La mère-nature n’aime pas se dévoiler ni qu’on la regarde. Ce tabou est fréquent dans les contes. Il y a des choses qu’il vaut mieux ne pas regarder...
Le MORTIER est un symbole féminin, comme l’est tout vase: c’est un récipient rond qui évoque également le creuset des alchimistes où ceux-ci transforment leurs substances. En pilant et broyant des éléments dans un mortier, et en les brûlant, les alchimistes espéraient découvrir le secret de la matière, de la nature, de la vie.
Baba Yaga est donc détentrice de grands pouvoirs: particulièrement le pouvoir de conduire l’être humain vers lui-même et sa vérité. Elle est une magicienne qui a la faculté de détruire ce qui est inutile, de contraindre l’être humain à découvrir son ombre et à l’assimiler, et de le guider vers l’essentiel.
Psychologiquement, la prise de conscience de l’ombre en soi est très douloureuse parce qu’elle réduit le MOI tout-puissant en cendres: le MOI doit alors renoncer à sa toute-puissance et se mettre au service de ce qui le dépasse, le SOI selon Jung, qui est la totalité de l’être humain.
Au service de Baba Yaga
Puis Baba Yaga dit à Wassillissa: "Demain, tu devras balayer la cour et la hutte, cuire le repas, faire la lessive; puis tu iras dans la grange et tu trieras tout le blé, grain par grain, séparant les bons grains des mauvais. Que tout soit terminé à mon retour, sinon je te mangerai."
Wassillissa offrit à sa poupée les restes de son dîner et lui raconta ses ennuis en pleurant. La poupée lui dit: "Sois sans crainte et va dormir; le soir, tout paraît noir, mais le matin est plus serein."
Quand Wassillissa se réveilla, les yeux des crânes s’éteignaient: le cavalier blanc passa et le ciel s’éclaircit. Baba Yaga partit, le cavalier rouge passa et le soleil se leva. Wassillissa se demanda par quoi commencer, mais tout le travail était achevé et la poupée finissait de trier les derniers grains de blé.
Le soir venu, le cavalier noir passa et les crânes s’allumèrent. Quand Baba Yaga arriva, elle demanda si tout était fait. "Voyez vous-même, grand-mère", dit Wassillissa. Baba Yaga inspecta tout et fut fâchée de ne rien trouver à critiquer. Elle marmonna: "C’est bon!" Puis elle appela ses fidèles serviteurs: trois paires de mains apparurent à qui elle ordonna de moudre le blé. Baba Yaga mangea autant que la veille et ordonna à Wassillissa de faire le même travail le lendemain et, en plus, de sortir la semence de pavot du grenier et d’en retirer la poussière.
De nouveau, Wassillissa parla à la poupée qui lui dit d’agir comme la veille. Lorsque Baba Yaga rentra le soir, elle vérifia que tout avait été fait et appela ses fidèles serviteurs qui prirent les graines de pavot pour en presser l’huile.
Baba Yaga est si puissante qu’elle a aussi à son service des PAIRES DE MAINS: ces mains représentent un terrible secret dont il est impossible de parler, qui est en lien avec le mystère de la mort et de la renaissance, de la destruction et de son aspect sanguinaire.
Baba Yaga confie à Wassillissa des travaux très durs: elle doit d’abord trier les grains, "séparer le bon grain de l’ivraie", qui est une tâche fréquente dans les contes. C’est une tâche typiquement féminine, une épreuve de patience: en grec, "trier" se dit "krino" et signifie aussi "distinguer", "séparer".
Sur le plan psychologique, il s’agit d’un travail de discrimination intellectuelle, mais qui doit être effectué d’une manière féminine, pas masculine. Le "logos", le principe masculin, classe les choses en les considérant dans leur globalité, sans considérer les détails; il en déduit des lois et des idées générales (synthèse). L’esprit féminin, au contraire, entre dans les détails, prend en compte un grand nombre de faits, ce qui lui permet de clarifier une situation (analyse). L’analyse est un mode de fonctionnement qui consiste à reconstituer en détail tous les éléments d’une situation ou d’une relation, pour la clarifier et la comprendre: trier les bonnes graines des mauvaises consiste donc à démêler ce qui est négatif de ce qui est positif.
La femme qui veut devenir plus consciente doit intégrer cette fonction de discrimination, qui est la fonction "sentiment" parmi les quatre fonctions principales de Jung. Elle ne doit pas rester dans un flou qui l’arrange, ou à créer des situations confuses, inextricables, des "méli-mélo de sorcières" où on ne sait plus où on en est. Dans une situation embrouillée et confuse, il est utile de se demander "pourquoi", "comment", "dans quel but" elle survient... et de trier tous les éléments pour la clarifier.
Si Wassillissa réussit à clarifier les choses de la sorte, elle ne sera pas dominée par Baba Yaga: elle ne tombera pas dans le piège de l’ombre.
Wassillissa doit surtout trier des grains de blé: le blé est lié aux déesses-mères, à leur aspect obscur et souterrain, à Déméter particulièrement. Dans la Grèce antique, la mort et la renaissance du grain représentaient le passage de l’humain par la mort pour renaître. Dans le christianisme, LE BLÉ est lié au mystère de la vie, de la mort et de la transformation - dans la parabole biblique du grain de blé, Jean annonce la renaissance du Christ après sa mort: "Si le grain de blé ne tombe en terre et ne meurt, il reste seul; s’il meurt, il porte beaucoup de fruits."
Le mystère du blé a encore une autre raison: on ne sait pas d’où vient le blé, quelle est son origine (comme l’orge, le haricot ou le maïs); on peut multiplier les espèces, améliorer leur qualité mais on n’a jamais réussi à créer du blé; le blé est donc considéré comme un présent des dieux, une nourriture essentielle et primordiale que l’on retrouve dans le PAIN.
Outre le blé, Wassillissa doit aussi nettoyer les grains de pavot: le pavot est lié au monde des morts et des esprits; les grains de pavot sont nourrissants mais ont aussi un effet soporifique et hallucinogène.
Trier le mauvais grain de l'ivraie
Ces activités sont liées au féminin et à son pouvoir ambivalent: les femmes ont un grand pouvoir de vie mais aussi de mort.
Une femme doit prendre conscience de ce pouvoir pour qu’il ne devienne pas destructeur. Nous avons tous une ombre, une partie obscure qui peut souhaiter la vie ou la mort des autres. Si une femme utilise ce pouvoir avec de mauvaises intentions, si elle n’en a pas conscience et tombe dans la toute-puissance, cela aura des effets destructeurs: elle deviendra HÉCATE, la déesse grecque triple, déesse de la naissance/vie/mort. Mais si une femme est consciente et a maîtrisé ce pouvoir en elle, elle est en harmonie avec elle-même, elle a intégré l’aspect positif de la déesse-mère, celle qui fait pousser le blé et nourrit les autres.
Toute femme devrait apprendre à trier les grains: différencier le vrai du faux, le positif du négatif, devenir consciente... pour ne plus être possédée par des affects et des pulsions imprévisibles, des motivations inconscientes. Un tel travail sur soi nécessite de l’humilité, de la discipline, de l’intégrité, de l’honnêteté. Il est aussi héroïque pour une femme que tuer un dragon ou construire une ville pour un héros masculin.
La prise de conscience de toutes ces "graines" que nous portons en nous, bonnes ou mauvaises, négatives ou positives, rend plus responsable: quand on se connaît, on ne peut plus se permettre de faire n’importe quoi; on acquiert une responsabilité morale, éthique, humaine, vis-à-vis de nos actes et de nos paroles.
Pendant que Baba Yaga dînait, Wassillissa la servait modestement, en silence. "Pourquoi ne dis-tu rien? demanda Baba Yaga, es-tu muette? – C’est que je n’osais pas, dit Wassillissa, mais avec votre permission, j’aimerais vous poser quelques questions. – Pose-les, répondit baba Yaga, mais souviens-toi que toute question n’est pas sage: trop de savoir rend vieux."
Wassillissa l’interrogea sur les cavaliers. Baba Yaga répondit: "Le blanc est mon jour, le rouge mon soleil, et le noir ma nuit." Wassillissa était intriguée par les trois paires de mains, mais elle n’osa pas questionner l’ogresse à ce sujet et garda le silence.
"Pourquoi ne me poses-tu pas d’autres questions? dit Baba Yaga. – C’est assez pour moi, répondit Wassillissa, vous avez dit vous-même, grand-mère, que trop de savoir rend vieux. – C’est bon, dit Baba Yaga, tu m’interroges sur ce que tu as vu au-dehors, pas sur ce que tu as vu au-dedans; à présent c’est à mon tour de t’interroger: comment as-tu pu accomplir les tâches que je t’ai imposées?" Wassillissa expliqua: "La bénédiction de ma mère m’a aidée. - Ah, si c’est ainsi, dit Baba Yaga, va-t-en, je ne veux pas de bénie ici!"
Elle poussa la jeune fille dehors et lui donna un crâne aux yeux de braise sur un bâton, disant: "Voici du feu pour les filles de ta marâtre. C’est pour cela qu’elles t’avaient envoyée! À présent va-t-en!"
Questionner Baba Yaga
Wassillissa a réalisé tous les travaux demandés par la sorcière grâce à sa poupée, c’est-à-dire la force transmise par sa mère. Mais cette réussite déplaît à BABA YAGA qui veut la mettre à l’épreuve et lui demande si elle a des questions à poser.
La question à poser ou à ne pas poser (comme la porte à ouvrir ou à ne pas ouvrir) est un thème très important. Celui-ci exige du discernement, de la clairvoyance, de la prudence face à la figure obscure et dangereuse à laquelle on pose les questions.
Wassillissa pose les bonnes questions: celles qui concernent les trois cavaliers. Et elle évite la question la plus dangereuse, celle qui concerne les trois paires de mains car ces dernières recèlent le terrible secret de la nature.
Les trois cavaliers sont le jour, la nuit et le soleil de Baba Yaga: leurs couleurs, le noir, le rouge et le blanc sont les couleurs que l’on trouve dans le processus de transformation alchimique selon Jung. Ils représentent le passage par la mort et la naissance du "soleil intérieur".
Les trois paires de mains représentent l’esprit de mort, de destruction, la cruauté de la nature et son aspect impitoyable: pour vivre, il faut tuer. C’est la "chaîne alimentaire" cruelle exigée par la vie. C’est l’ombre de la nature, son secret qui consiste à donner la vie et à tuer sans pitié. Le conte dit qu’il vaut mieux se détourner de ce secret, car il est trop lourd à porter. Ce secret concerne le mal, et la fonction du mal dans la nature est un profond mystère.
Toutefois, le mal dans le monde n’est pas toujours lié à Dame nature: les guerres, les massacres, la violence viennent également de l’homme, du principe masculin qui rejette et exclut le principe féminin, qui crée un monde exclusivement intellectuel, rationnel, dominé par la technique, la technologie, le pouvoir, un matérialisme sans âme et sans humanité. Alors, pour se venger, le principe féminin se manifeste sous son aspect froid et destructeur, son aspect de sorcière, et les hommes deviennent des mains sans corps et sans âme, comme les mains de Baba Yaga dans le conte.
Quand on reste au contact du mal, on est rapidement contaminé. Alors, mieux vaut laisser faire, laisser advenir... C’est l’attitude prônée par Jung. Pour les Taoïstes, agir selon des principes moraux est contre nature et suspect: Lao Tseu dit que la bonté et l’amour ont régressé à partir du moment où on les a érigés en principes, en idéaux; ce qui n’empêche pas la vraie sagesse d’agir avec justesse, d’aider et d’aimer.
Chacun d’entre nous doit percevoir ce qu’il peut assumer de mal, ce qu’il peut supporter: à chacun sa croix, et c’est déjà beaucoup. Nous avons tous tendance à critiquer l’ombre de l’autre au lieu de voir la nôtre: "Voir la paille dans les yeux de l’autre et pas la poutre dans nos propres yeux". Quand on critique quelqu’un, qu’on le juge ou que quelque chose en lui nous agace ou nous met en colère, il s’agit souvent de notre propre ombre que nous refusons de voir et que nous projetons sur l’autre.
Les contes comme "Wassillissa" nous montrent la bonne attitude à avoir face au "mal": certaines situations ne dépendent pas de notre volonté, de notre morale, de notre éthique, mais de la voix intérieure - la voix intuitive en nous - qui nous dicte notre conduite lorsqu’on l’écoute. La manière la plus efficace d’aborder ces énergies naturelles n’est pas conformiste: il faut suivre sa voie individuelle et se distinguer du groupe et de la collectivité; cela exige du courage et de la détermination, car cela consiste à aller à contre courant.
Retour - Mort de la mère-marâtre
Wassillissa a une attitude tout à fait juste vis-à-vis de Baba Yaga: elle ne cherche pas à en savoir trop sur son ombre; elle sait s’arrêter à temps quand elle pose des questions. Elle a donc l’attitude juste face à son ombre: elle ne veut pas connaître ce qui est terrible, comme les paires de mains coupées, et ne pose pas de question à leur sujet.
L’attitude juste de Wassillissa lui est d’ailleurs révélée par Baba Yaga elle-même quand elle lui dit: "trop de connaissance rend vieux". Quand on est jeune, on est souvent optimiste et naïf, jusqu’à ce que la vie nous assène quelques coups. Alors on devient plus prudent, mais on court le risque de tomber dans le doute, l’amertume et le découragement. Il faut donc trouver l’attitude juste, le juste milieu, entre ces deux extrêmes: l’optimisme et la naïveté de la jeunesse et l’amertume de la vieillesse.
Wassillissa ne pose pas la dernière question et la sorcière se contente de sa réponse au sujet de sa poupée, car il s’agit de son propre secret. Chacune respecte le secret le plus profond de l’autre. A la sorcière qui l’interroge sur sa force, Wassillissa répond qu’elle lui vient de la bénédiction de sa mère, ce qui déplaît à Baba Yaga. Mais elle se contente de la renvoyer et lui accorde son aide sous la forme du feu que Wassillissa emporte dans un crâne.
Wassillissa partit et le soir suivant arriva à la maison de sa belle-mère. Elle fut tentée de se débarrasser du crâne, mais une voix en sortit lui demandant de le porter à sa belle- mère. À sa grande surprise, sa belle-mère et ses demi-sœurs vinrent aimablement à sa rencontre. Elles lui expliquèrent qu’elles étaient demeurées sans feu depuis son départ car elles n’avaient pas réussi à en allumer. "Peut-être, lui dit sa belle-mère, que ton feu ne s’éteindra pas". Wassillissa entra dans la salle avec le crâne, et voici que le regard brûlant de celui-ci plongea dans les yeux de la marâtre et de ses filles: elles eurent beau essayer de se cacher, ce regard les suivait et les consumait. Au matin, elles étaient brûlées et réduites en cendres.
Wassillissa rapporte à la maison le feu contenu dans le crâne: elle rapporte la lumière de la conscience, le feu intérieur, la pensée juste représentée par le crâne qui est le siège de la pensée...
Elle a fait auprès de Baba Yaga une profonde expérience et a acquis une grande sagesse. Bien qu’elle veuille se débarrasser de ce crâne, celui-ci lui demande de l’emporter. Puis il consume et réduit en cendres sa belle-mère et ses filles.
Le crâne représente la double nature de la sorcière: il a des yeux de braise qui brûlent la marâtre et ses deux filles. C’est un thème fréquent dans la mythologie et les religions. Dans le judaïsme, Caïn tue Abel, et après ce meurtre, il est poursuivi indéfiniment par le regard de Dieu. Notre conscience qui naît ou s’élargit est une expérience intense et "numineuse" de la voix ou du regard de Dieu, une manifestation du SOI.
Wassillissa est-elle coupable de cette triple mort? Non, car elle ignorait les intentions meurtrières du crâne: elle a reçu celui-ci comme outil de vengeance de la sorcière, mais elle n’agit pas elle-même. La marâtre et ses filles ne sont pas tuées par Wassillissa, mais par le mal qui les possède, par leur ombre et leur mauvaise conscience ou leur refus d’être conscientes.
Vie renouvelée - Le roi
Wassillissa enterra le crâne, ferma la maison et retourna à la ville. Là, une vieille femme la recueillit jusqu’au retour de son père. Un jour, Wassillissa dit à son hôtesse qu’elle s’ennuyait à ne rien faire et lui demanda de lui acheter du lin à filer. Mais le fil qu’elle fila était si lisse et si fin qu’aucun métier n’était assez précis pour le tisser. Wassillissa demanda à sa poupée de l’aider, et celle-ci lui fournit un métier si précis qu’on aurait pu y tisser des fils d’araignée. Quand la pièce de tissu fut terminée, la jeune fille la donna à la vieille femme pour qu’elle la vende et en garde le gain.
La vieille femme porta le tissu chez le tsar. Celui-ci l’admira fort et en demanda le prix. La visiteuse répondit que l’ouvrage était inestimable et qu’elle lui en faisait présent. Le tsar la remercia, lui offrit des cadeaux et la renvoya. Mais le tissu était si fin que ni tailleur, ni couturière ne fut capable de le travailler. Le tsar envoya chercher la vieille et lui dit: "Puisque tu as su tisser cette étoffe, tu dois être capable également de la coudre." Elle avoua alors que c’était l’ouvrage d’une jeune fille qu’elle avait recueillie. "Eh bien, dit le tsar, qu’elle confectionne aussi les chemises." Wassillissa en fit une douzaine des plus magnifiques, que la vieille porta au tsar.
Pendant ce temps, la jeune fille s’était lavée et peignée: revêtue de ses plus beaux habits, elle attendait à la fenêtre. Peu après, elle vit apparaître un serviteur annonçant que le tsar désirait voir celle qui avait fait ses chemises pour la récompenser.
Wassillissa le suivit. Dès que le tsar la vit, il en tomba amoureux et lui demanda d’être sa femme. Ils se marièrent le jour même. Bientôt le père de Wassillissa revint de voyage: il se réjouit de l’heureuse fortune de sa fille et vécut dorénavant auprès d’elle. La vieille femme demeura aussi avec eux.
Quant à la tsarine Wassillissa, elle conserva la poupée dans sa poche toute sa vie.
Attitude juste face à l'ombre
Après la mort de la marâtre et de ses filles, Wassillissa enterre le crâne et s’en va en ville. Elle ne le garde pas pour détruire de futurs ennemis ou pour acquérir du pouvoir. La vengeance s’est exercée sans sa volonté. La marâtre et ses filles devaient mourir, car elles étaient des êtres obscurs incapables de supporter la lumière et la chaleur du feu, c’est-à-dire la conscience.
Sur un plan psychologique, le crâne ne représente pas l’ombre de Wassillissa, mais l’ombre de la belle-mère et de ses filles ainsi que l’ombre de Baba Yaga:cette ombre se retourne vers les trois femmes comme un boomerang et Wassillissa est sauvée.
Après leur mort, Wassillissa a une attitude juste et sage: elle refuse de se laisser posséder par une émotion destructrice et par un sentiment de victoire tout-puissant. Elle aurait pu se dire "c’est bien fait pour elles", ce qui aurait été humain. Cela nous arrive souvent face à quelqu’un qui nous a fait du mal. Mais Wassillissa ne le pense pas, ce qui dénote en elle une profonde sagesse et une grande liberté intérieure.
En vivant près de Baba Yaga, Wassillissa a pris contact avec son ombre, ce qui est un travail pénible et douloureux, mais très utile. Car si l’on connaît son ombre et ce que l’on est capable de faire comme mal, on devient capable de se protéger contre l’ombre des autres et l’ombre collective. Le mal à l’intérieur de nous reconnaît le mal à l’extérieur. Si au contraire, l’on est crédule et naïf, on devient victime des autres et on se fait maltraiter et persécuter.
Intégration de l'ombre - Réalisation de l'union
Retournée en ville, Wassillissa est recueillie par une vieille femme et file un magnifique tissu qui attire l’attention du roi. Celui-ci tombe amoureux d’elle et l’épouse. Le père de Wassillissa revient et ils vivent ensemble à quatre. Ils reforment une quaternité que l’on trouve souvent à la fin des contes, et qui symbolise la totalité réalisée.
Wassillissa a assimilé et intégré son ombre personnelle (figurée par sa belle-mère et ses filles) et l’ombre collective (sous la forme de Baba Yaga): il y a alors un renversement de situation, une conversion. La dernière étape de la maturation de Wassillissa est caractérisée par la simplicité, la bienveillance, l’humanité et la rencontre avec le FÉMININ POSITIF figuré par la vieille femme qui va l’aider à rencontrer le tsar.
Cette vieille femme est une femme remarquable et hors du commun: elle vit seule, sans masculin, sans homme, tout en étant positive. Elle représente la maturité et la solitude positives: l’indépendance que les femmes ont souvent des difficultés à réaliser, car elle nécessite tout un travail sur soi et un dépassement de ses aspects négatifs. En effet, la solitude chez une femme a tendance à réveiller son ombre.
La femme âgée, elle, a dépassé ce stade et peut incarner pour Wassillissa une nouvelle mère positive. Et en établissant le lien avec le tsar, elle lui permet également d'entrer en contact avec le masculin positif.
Wassillissa est à présent assez mûre pour s’adonner à une activité créatrice: elle confectionne un tissu si fin qu’elle demande à sa poupée de lui procurer le métier à tisser adéquat.
Le tissage a une riche symbolique: c’est un travail créatif, un travail d’enfantement, et aussi un travail lié à la destinée. Dans la mythologie, les fées, que ce soient les Nornes nordiques, les Parques romaines ou les Moires grecques, tissaient les destinées humaines.
La chemise tissée pour le roi est le vêtement le plus intime, le plus proche du corps, celui qui colle à la peau: la matière dont est faite la chemise caractérise celui qui la porte.
Sur le plan psychologique, Wassillissa a acquis une grande finesse, une subtilité qui lui permet de rencontrer le tsar et d’intégrer un masculin positif. Un masculin aussi fin est empreint de perspicacité et de discernement. Pour le tsar, Wassillissa représente le féminin, et le fait de s’allier à elle signifie qu’il a également intégré un féminin très positif dont il possède les qualités.
À la fin du conte, L’UNION de l’homme et de la femme, du masculin et du féminin PEUT AVOIR LIEU, une union à la fois extérieure et intérieure. Et une quaternité - une totalité - qui manquait au début est réalisée, avec un nouveau couple parental (le père et la femme âgée). Wassillissa a achevé son chemin et s’est accomplie en tant que femme.
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