Destin masculin: Une rencontre salutaire - "Le fils du roi et la fille du diable"

 

Femme avec cheval blanc

 

ÉLÉMENTS D’ANALYSE DU "FILS DU ROI ET DE LA FILLE DU DIABLE" (conte de Grimm)

 

Il était une fois un roi qui, au cours d'une grande guerre, avait perdu toutes les batailles. Ses armées étaient anéanties et, de désespoir, il était sur le point de se suicider. 

À cet instant, un homme se présenta devant lui et lui dit: "Je sais quel est ton chagrin, reprends courage, je t'aiderai à condition que tu me promettes "en noa Sîl" de ta maisonnée. D'ici trois fois sept ans, je reviendrai prendre mon dû."

 

Homme sinistre

 

Le roi ignorait ce dont il s’agissait et pensait que l'étranger parlait d'une corde neuve - "en noa Sîl" signifiant "une nouvelle âme" ou "une nouvelle corde". Aussi promit-il sans hésiter de payer un prix si modique. 

Resté longtemps sans enfant, un fils lui était né pendant la longue guerre qu’il avait faite. Mais il ne le savait pas, au contraire de l'étranger qui en était averti, car il était le maître de tous les démons. 

Dès que le roi lui eut donné sa promesse, il prit un fouet de fer à quatre queues et le fit claquer aux quatre vents. Puis il disparut.

Rencontre du roi avec le diable

Comme de multiples contes, ce conte illustre la manière dont les parents sacrifient leurs enfants pour résoudre leurs propres problèmes.

Il illustre aussi l’aide précieuse que le féminin, même d'origine négative, peut apporter à un homme. 

Au début, un roi fait la guerre et est en train de la perdre. La situation se dégrade et exprime l’usure du pouvoir, la décadence de l’idéal collectif, la régression.

Le roi fait la guerre car il est impuissant à résoudre le problème de la violence, du conflit, qui est son propre problème.

Collectivement, on retrouve ici l’archétype du roi qui doit être remplacé pour qu’il y ait évolution. Si cela n’est pas réalisé, la société est dévastée par des guerres, des révoltes ou révolutions qui règlent la situation d’une manière violente.

Dans ce conte, le roi est vaincu. Et c’est alors que le diable intervient.

Ce diable possède un fouet magique à quatre queues ou lanières, révélateur de sa toute-puissance. Il possède rien moins qu'un symbole de totalité - du SOI - contre lequel la conscience ne peut pas lutter. Ce fouet à quatre lanières devient tout-puissant quand on le claque dans les quatre directions de l’espace, les quatre points cardinaux, la totalité de l’espace.

 

Fouet

Pacte passé avec le diable

Et voilà que des foules de guerriers surgirent aussitôt de tous côtés. Avec leur aide, le roi gagna bientôt bataille sur bataille. Si bien que l'ennemi dut rapidement le supplier de conclure la paix.

 

Guerriers

 

Le fouet est un attribut des dieux et des déesses du monde souterrain, bien que ces derniers ne soient pas exclusivement obscurs. Tout comme le diable de ce conte n’est pas uniquement maléfique. Il a une fille humaine, ce qui lui confère une once d’humanité.

Comme le roi est perdu, il ne lui reste qu’une solution: se soumettre au diable qui lui promet la victoire en échange d’une chose à vendre. Il s’agit de son fils nouveau-né dont le roi ignore encore la naissance.

Le diable veut posséder le prince pour détruire toute possibilité d’évolution de la conscience collective et individuelle.

Le roi est prisonnier de son ombre, figurée par le diable. Comme il n’en est pas conscient, il ne peut entrer en contact avec elle, et il vend son fils au diable.

Retour du roi victorieux

Le roi rentra dans son royaume, et la joie de sa victoire s’accrut lorsqu'il apprit la naissance de son fils et successeur. Il se sentit désormais l'homme le plus heureux de la terre. Fort, respecté et aimé de ses sujets, il avait aussi un fils sans défaut qui croissait en force et en beauté. 

 

Enfant dans fontaine

 

Lorsque les trois fois sept années touchèrent à leur fin, le roi ne se souvenait plus de sa promesse. Un jour, l’étranger se présenta sous la même forme que jadis et réclama "en noa Sil". 

Le roi, qui voulait se montrer reconnaissant, fit chercher la plus longue des cordes neuves de son débarras. Mais l'étranger la refusa en ricanant et s'écria: "Je parlais d'une âme nouvelle, à savoir celle de ton fils qui venait alors de naître; il m’appartient et je viens le chercher pour l’emmener dans mon royaume."

Le prince emmené en enfer par le diable

Effrayé, le roi s'arracha les cheveux, se tordit les mains et crut s'évanouir de douleur. 

Le fils du roi, qui avait le coeur innocent et enfantin, consola son père: "Laissez, mon père,  lui dit-il, tout ira bien. Cet affreux prince de l'enfer ne pourra rien contre moi."

Le diable se mit en colère: "Attends, mon jeune miroir des vertus, tu vas me payer cela, et comment!"

À ces mots, il le saisit, et l'emporta dans les airs jusqu'en enfer. Un grand deuil s'étendit sur tout le royaume. Toutes les maisons furent tendues de crêpe noir et le roi, accablé de chagrin, s'enferma dans son palais où il demeura comme un mort parmi les vivants.

 

En raison de son inconscience et de son désir de vaincre à tout prix, le roi n’a pas interprété correctement la demande du diable. Aussi, 21 ans après, ce dernier vient réclamer son dû, qui est le prince.

Celui-ci est encore trop jeune pour affronter ce problème qui est celui de son père et pour lequel il doit payer un lourd tribut.

Il ne peut pas se sauver lui-même et il est contraint de suivre le diable en enfer.

 

Enfer avec palais et feu

Travaux ordonnés par le diable

Arrivé avec le fils du roi dans son royaume, le prince de l’enfer lui montra le feu infernal en lui disant qu'à partir de ce moment, on allait faire chauffer celui-ci sept fois plus, et que le lendemain matin de bonne heure on l'y jetterait s'il ne réussissait pas à faire ce qu'il allait lui ordonner. 

Dans les environs, il y avait un immense étang. Le diable exigeait qu'il l'assèche durant la nuit, le transforme en un pré, qu'il en fauche l'herbe, en fasse du foin et rassemble celui-ci en meules pour qu'on puisse le rentrer dans la grange. 

 

Le diable lance au prince un défi surhumain en lui ordonnant de réaliser des travaux irréalisables, en une seule nuit. Le prince n’a pas la force de relever ce défi.

Psychiquement, cette faiblesse est positive: à défaut, le prince se laisserait prendre au piège de la toute-puissance et deviendrait mégalomane.

Le premier de ces travaux consiste à transformer un marais putride en champ de blé et à rassembler le blé en meules; le deuxième à transformer un bois en vignoble.

Ce sont des travaux culturels et civilisateurs, qu’accomplissent en général des héros ou des dieux civilisateurs.

Mais ici, c’est le diable qui ordonne ces travaux sources de progrès, ce qui est pour le moins surprenant.

À ce propos, on pourrait s’interroger sur l’origine du "progrès" de notre civilisation.

Ne sont-ce pas des forces négatives inconscientes qui sont à l’œuvre? Notre monde dominé par l’inquiétude et l’avidité se précipite en avant sans la moindre mesure, outrepassant ce que la nature peut supporter. Au nom du "progrès", nous vivons dans une précipitation de plus en plus insensée. Tout s’accélère à une vitesse effrénée, et le rythme naturel, humain, sain n’est plus respecté, ce qui est source des plus grandes perturbations. 

Rencontre avec la fille du diable

Le diable enferma ensuite le fils du roi dans une chambre retirée. Celui-ci, affligé et découragé, faisait ses adieux à la vie, car accomplir une telle tâche était impossible. 

Soudain, la porte s'ouvrit et la fille du diable entra pour lui apporter à manger. Lorsqu'elle vit le beau fils du roi aux yeux gonflés de pleurs, quelque chose s'éveilla dans son coeur, et elle eut pitié de lui: "Mange, bois et reprends courage, lui dit-elle, je veillerai à ce que tout soit fait selon les ordres de mon père. Il te suffira de montrer, demain, un visage serein."

 

Femme assise univers rouge

 

Le diable a une fille qui est une figure bénéfique: elle est invulnérable et plus forte que son père. De plus, elle est une grande magicienne.

En tant qu’archétype, c’est une déesse magicienne de l’Antiquité.

Dans les traditions populaires, à la différence du christianisme, le diable n’est jamais célibataire et seul. Il est toujours accompagné d’une figure féminine qui est sa femme, sa fille, sa mère ou grand-mère. 

En général, cette figure féminine est plus humaine et bienveillante que le diable. Elle est l’intermédiaire entre le monde d’en haut et le monde d’en bas, le monde humain et le monde infernal.

Dans ce conte, la fille du diable finit même par se détacher complètement de son père et quitter son univers souterrain pour suivre le prince dans le monde "d’en haut".

Dans cette situation insoluble, le fils du roi a une attitude passive qui est l’attitude juste. Il obtempère en restant attentif et vigilant.

C’est une attitude féminine qui compense l’attitude volontariste masculine dans la société patriarcale qui a réprimé le féminin.

La fille du diable représente ce féminin réprimé.

Elle a été rejetée et refoulée dans le monde souterrain auprès du diable. 

Dans la civilisation patriarcale, quand le masculin est excessivement dominateur, il tombe sous l’emprise de son ombre. Cela a des conséquences néfastes sur la civilisation qui ne peut pas développer une conscience élargie, et finit par régresser et tomber en désuétude.

Cela est typique des sociétés qui obéissent à des principes rigides et figés, au détriment des lois de la vie: celles-ci sont en transformation permanente, et nécessitent de la souplesse et de l’adaptabilité.

Dans de telles sociétés, la nature elle-même doit se soumettre à la volonté masculine et à sa soif de puissance et de domination.

Aide de la fille du diable

Cependant, le fils du roi demeurait plein de tristesse. La nuit, la fille du diable se leva en silence, s'approcha de la couche de son père, lui boucha les oreilles, prit son fouet de fer aux quatre queues, sortit et fit claquer le fouet aux quatre coins du monde, de sorte que le royaume infernal tout entier trembla. 

Aussitôt, les esprits infernaux se présentèrent et demandèrent: "Quels sont les ordres?" La fille du diable leur commanda d’assécher l'étang, de le transformer en pré, d'y faire les foins et de les rassembler en meules. 

 

Pour ce qui est des travaux exigés par le diable, seule sa fille peut aider le prince, en jouant la médiatrice entre les deux.

Psychologiquement, lorsqu’un homme est possédé par des forces obscures, seul l’amour peut l’aider à résoudre son problème.

La fille du roi va donc réaliser les travaux à la place du prince, ou plutôt les faire faire en endormant son père et en utilisant son fouet pour faire appel à ses forces: l’armée d’hommes qui vont réaliser les travaux en une nuit.

 

Au matin, lorsque le fils du roi regarda par la fenêtre, il vit, tout étonné, qu'en lieu et place de l'étang, il y avait des meules de foin en quantité. Il reprit alors courage et devint serein. 

 

Cercle de blé

Nouveaux travaux exigés par le diable

Dès que tout avait été achevé, la fille du diable avait ôté les tampons des oreilles de son père et posé le fouet à ses côtés. Lorsqu'il s'éveilla, le matin, il se réjouit de voir bientôt le fils du roi dans le feu infernal. 

Quel ne fut son étonnement lorsqu'il vit que son ordre avait été exécuté. Sa colère n'en fut que plus grande. Il alla trouver le fils du roi et lui dit: "Cette fois-ci, tu as réussi, mais demain tu tâteras quand même des braises chaudes! Regarde la grande forêt, là-bas, au sommet de ces montagnes. Il te faudra l'abattre dans la nuit et couper le bois en stères prêts à être ramenés demain. À l'ancien emplacement de la forêt tu planteras de la vigne, et le raisin devra être assez mûr pour être vendangé dès le matin!"

Après son départ, le fils du roi s'abandonna de nouveau à son chagrin. Quand la fille du diable vint avec le repas, elle s'enquit de la nouvelle tâche et le consola encore. Il reprit courage et retrouva son calme. 

La fille du diable fit comme la nuit précédente et transmit l'ordre aux diables qui exécutèrent l’ouvrage commandé par le diable.

 

Vignoble en automne

Construction d'une église en sable

Le matin, le prince de l'enfer vit avec surprise que tout avait été effectué selon son commandement. Sa colère atteignit alors au paroxysme. "Tu as réussi encore cette fois, mais voyons un peu si tes ruses humaines pourront te sauver une troisième fois! Dans la nuit qui vient, tu devras construire, en sable seulement, une église, avec sa coupole et sa croix, qui se dresse solide et ferme!" 

Puis le prince de l'enfer s'en fut, tandis que le fils du roi se livrait au chagrin et perdait courage. Lorsque la fille du fiable vint lui apporter de quoi manger, il lui raconta son malheur et l'informa de la nouvelle tâche à accomplir. "C'est là chose fort difficile, dit-elle, pourtant, je veux la tenter. Quant à toi, ne ferme pas l’oeil de la nuit, afin de m'entendre lorsque je t'appellerai."

Dès minuit, la fille du diable, après avoir bouché les oreilles de son père, saisit à nouveau le puissant fouet, et le fit claquer aux quatre coins du monde. Aussitôt les serviteurs accoururent. 

Mais, lorsque la fille du diable leur eut fait part du commandement, ils furent saisis d'effroi et s'écrièrent: "Construire une église! Jamais nous ne réussirons, fût-ce en pierre ou en fer, et moins encore en sable pur!" Mais la fille du diable leur enjoignit sévèrement de se mettre à l’oeuvre. Ils partirent donc en hâte et commencèrent l'ouvrage. Mais la construction n'avançait guère. Ils parvinrent à plusieurs reprises à dresser l'église jusqu'à mi-hauteur, mais elle s'effondrait toujours. Une fois, elle fut presque terminée, la coupole se dressait, bien voûtée, et il ne manquait plus que la croix au sommet, mais, lorsque les diables voulurent l'y fixer, l'église s'effondra de fond en comble. 

 

Eglise en ruines

Cette troisième épreuve est la plus difficile et ambiguë: le diable demande au prince de construire une église dans son monde infernal.

Cette exigence prouve sa toute-puissance: il désire même posséder une église, qui est un symbole de spiritualité. Ce souhait du diable, l’opposé de Dieu, est  stupéfiant. 

Il évoque les mouvements sectaires qui dénaturent la vraie spiritualité et l’utilisent à leurs propres fins, pour manipuler et dominer les hommes.

Certains dictateurs également se comportent de cette manière pour soumettre les humains.  Hitler a étudié les méthodes des Jésuites pour les appliquer à sa politique, et les pays communistes se sont construits sur un modèle perverti de l’organisation de l’Eglise.

Sur le plan psychologique, une fausse religion ou spiritualité domine dans l’inconscient.

D’ailleurs, l’église exigée par le diable doit être construite avec du sable, ce qui prouve son aspect artificiel et inconsistant. C’est une "église de sable" identique à un "château de sable". Le sable est constitué de minuscules particules inertes qui n’ont pas de cohésion et d’unité entre elles. On ne peut rien construire avec un tel élément.

Collectivement, on ne peut rien construire de pérenne et de fiable avec des êtres humains qui ne sont que des numéros perdus dans une masse, des grains de sable...

Fuite du prince et de la fille du diable

Comme les hommes du diable n’arrivent pas à construire l’église, le couple n’a plus qu’à fuir. La fille du diable se transforme en un cheval blanc et sert de monture au prince.

Mais le diable et ses hommes les poursuivent, et c’est alors que débutent leurs pires épreuves.

 

Quand la fille du diable vit que rien n'y faisait et que le temps imparti allait être écoulé, elle congédia les diables et appela le fils du roi: "Vite, vite, je peux encore te sauver si tu veux être sauvé! Je me transformerai en cheval blanc. Monte sans tarder et je te ramènerai chez toi." Elle n'eut pas plus tôt prononcé ces paroles qu'un cheval blanc se tenait là et le fils du roi l'enfourcha. Et ils partirent en un galop endiablé.

 

Couple et cheval dans forêt nocturne

 

Le cheval est universel: on le trouve dans toutes les civilisations avec des symboliques variées.

Dans ce conte, il est un symbole de l’inconscient, car il représente la fille du diable qui émerge de l’inconscient. 

Il est aussi un archétype proche du temps.

Dans ce conte, il lutte sans cesse contre l’espace/temps qui le sépare des forces du mal, incarnées par le diable. Le cheval blanc est céleste, solaire, et représente l’instinct contrôlé, maîtrisé. Il guide l’homme avec clairvoyance, comme l’intuition éclaire la raison.

La poursuite infernale

Quand  le diable s'éveilla, tout lui sembla silencieux. Il tendit la main vers l'emplacement du fouet afin d'éveiller son peuple, mais le fouet ne s'y trouvait pas. Ouvrant alors la bouche, il rugit à faire tressaillir tout l'enfer. Les tampons tombèrent de ses oreilles et il entendit que toute sa maisonnée s'affairait déjà au travail. 

Il se souvint alors du fils du roi et se rendit à sa chambre, mais il vit que la porte en était béante, et que le fils du roi ne s'y trouvait plus. Il partit à la recherche de son fouet qu'il trouva enfin jeté dans un coin. Il le fit claquer aux quatre vents et aussitôt tous les diables de son royaume se présentèrent pour demander: "Qui vous a donné des ordres? demanda le démon. - Ta fille. En ton nom! - Ma fille! s'écria le prince de l'enfer, pris de rage. Oh, celle-là et ses sentiments humains! À présent, je comprends tout. Elle m'a bouché les oreilles, elle a accompli les tâches ordonnées et maintenant, elle est partie avec lui! Attendez un peu que je vous rattrape, tous les deux!"

Aussitôt dit, il s'éleva dans les airs, chercha du regard les fugitifs et aperçut le cheval blanc et le cavalier. Il ordonna à ses diables: "Courez au loin, et ramenez-moi le cheval blanc que vous trouverez ainsi que son cavalier, mort ou vif!" Le ciel fut aussitôt obscurci par les troupes volantes.

Lorsqu'il entendit leur mugissement à distance, le cheval blanc cria à son cavalier: "Retourne-toi, que vois-tu? - Un nuage noir. - C’est l'armée de mon père qui est à notre poursuite. Nous sommes perdus si tu ne fais pas exactement ce que je te dis. Je me changerai en une grande église et te transformerai en pasteur. Tiens-toi devant l'autel, chante des cantiques sans jamais t'interrompre et ne réponds à aucune question que l'on t'adressera."

Le fils du roi promit de faire ainsi. L'armée s'approcha et s'étonna de voir une grande église dont les portes étaient ouvertes. Mais personne ne réussit à en franchir le seuil. Le fils du roi, transformé en pasteur, se tenait devant l'autel et chantait sans cesse: "Que le Seigneur soit avec nous! Que le Seigneur nous protège!" Les diables écoutèrent longtemps ces beaux chants et, comme le pasteur n'arrêtait pas de chanter, ils lui demandèrent en criant de leur dire s'il n'avait pas vu un cheval blanc et un cavalier. 

Première métamorphose

St-François en méditation-Caravaggio

 

Le couple échappe à l’armée du diable en changeant de forme. 

Il s’agit du motif de la "fuite magique", la fuite par la métamorphose. Aussi, l’armée du diable ne les trouve-t-elle pas, et retourne chez le diable qui est de plus en plus furieux.

La première fois, la fille du diable se transforme en église et le prince en pasteur qui doit chanter des cantiques sans s’arrêter. C’est une manière traditionnelle, religieuse, de lutter contre le diable et le mal. Cela est efficace quelque temps, mais pas suffisant. Car la religion elle-même ne suffit pas à lutter contre la puissance du mal. 

Deuxième métamorphose

Comme le prince ne les entendait pas, les hommes du diable reprirent leur chemin et continuèrent jusqu'aux confins du royaume infernal sans avoir vu ni cheval blanc, ni cavalier. Lorsqu'ils rentrèrent bredouilles, le soir, le diable cracha des flammes de colère. Le lendemain, il s'éleva à nouveau dans les airs pour chercher du regard les fugitifs. Il vit l'église dans le lointain et entendit le chant ténu qui lui déchira l'âme. "Les voilà! se dit-il, attendez un peu, vous ne me bernerez pas!" 

Il rassembla une troupe encore plus nombreuse que la première fois et cria: "Allez vite, courez jusqu'à l'église, détruisez-la, rapportez-m'en une pierre et ramenez-moi le pasteur, mort ou vif!" 

Cependant la fille du diable avait repris la forme du cheval blanc et rendu au pasteur sa forme de fils du roi, puis était repartie au galop. Ils entendirent bientôt mugir et siffler de nouveau dans les airs.

Le cheval cria à son cavalier: "Retourne-toi, que vois-tu? - Un nuage aussi noir que le précédent, mais plus grand et plus terrible. - C’est une nouvelle armée de mon père. Fais à nouveau exactement ce que je te dis, sinon nous sommes perdus! Je vais me changer en un grand aulne et te transformer en un petit oiseau doré. Chante sans t'arrêter, et que rien ne te distraie ou ne t'effraye!" 

Le fils du roi promit de tout faire selon son conseil. L'armée des diables eut tôt fait de les rattraper, mais les diables ne trouvèrent trace ni de l'église, ni du pasteur, ni du cheval blanc, ni du fils du roi. Lorsqu'ils arrivèrent près du grand aulne, ils furent tout surpris car ils  y virent perché le petit oiseau doré qui chantait sans cesse: "Je n'ai pas peur! Je n'ai pas peur!"

 

Oiseau sur la branche

Pour la deuxième métamorphose, la fille du diable se transforme en arbre et le prince en un oiseau doré qui doit chanter sans s’arrêter.

L’arbre est un aulne: c’est un arbre magique qui sert à lutter contre la sorcellerie et les démons. Il est d’ailleurs considéré comme diabolique. Il pousse dans des endroits sombres et marécageux, et son bois est inutilisable. Il rougit en peu de temps et on raconte que c’est parce que le diable s’en sert pour battre sa grand-mère ou sa femme. Il est en relation avec tout ce qui est sombre et inutile dans la nature. 

Pour lutter contre le diable, on utilise un arbre démoniaque et obscur, comme on utilise le poison pour fabriquer des contre poisons.

Pour lutter contre le mal, il faut le connaître, en avoir une certaine intuition, voire avoir des affinités avec lui. 

Il faut donc connaître sa propre ombre, sa propre capacité de faire le mal. Ce n’est qu’en étant conscient du mal qu’on peut lutter efficacement contre lui, qu’il vienne de nous ou des autres. Si l’on se prétend parfait et si l’on croit naïvement que "tout le monde il est gentil, tout le monde il est beau", on risque d’être victime du mal.

Le fils du roi prend donc la forme d’un oiseau doré qui chante: "Je n’ai pas peur." C’est une nouvelle manière de neutraliser le mal. Sa couleur dorée le rend lumineux, ce qui l’oppose à la noirceur du diable.

Troisième métamorphose

Comme le petit oiseau lançait ses trilles sans s'interrompre, les hommes du diable continuèrent jusqu'aux confins du royaume infernal et, le soir, ils s'en retournèrent bredouilles. 

Le diable cracha de nouveau les flammes de sa colère. Le lendemain, il s'éleva dans les airs pour voir où étaient les fugitifs. Il vit alors les contours flous d'un grand aulne et d'un petit oiseau doré dont le chant ténu lui déchirait l'âme. "Ah, vous ne m'échapperez pas!" 

Aussitôt il rassembla une troupe encore plus nombreuse qu'auparavant et s'écria: "Allez, courez, abattez l'aulne que vous avez vu hier pour m'en rapporter un copeau, et capturez-moi le petit oiseau doré!"

L'aulne et le petit oiseau doré qui s'y tenait perché avaient cependant repris la forme du cheval blanc et du fils du roi, et ils se trouvèrent bientôt loin de l'endroit où l'aulne s'était dressé. Ils entendirent des grondements et des sifflements. 

"Retourne-toi! dit le cheval, que vois-tu? - Un nuage noir encore plus grand et plus terrifiant que le précédent. - C’est l'armée de mon père. Fais exactement ce que je te dis, sinon nous sommes perdus. Je vais nous transformer en champ de riz, toi en caille. Parcours le champ et chante sans t'arrêter, et ne te laisse confondre par aucune question!" 

Le fils du roi promit de faire ainsi. L'armée diabolique s'approcha dans un grand fracas, mais elle ne trouva ni l'église et le pasteur, ni l'aulne et le petit oiseau doré, ni le cheval et son cavalier. Lorsqu'ils aperçurent le grand champ de riz, ils s'arrêtèrent, tout étonnés, virent la caille courir de-ci de-là et l'entendirent pousser son étrange cri: "Dieu avec nous! Dieu avec nous!"

 

Caille dans bois

Pour la troisième métamorphose, la fille se transforme en un champ de riz et le prince en une caille.

Le riz est un symbole de fertilité et la base de la nourriture d’une grande partie de l’humanité. Il sert aussi à éloigner les démons et les mauvais esprits: quand on leur en lance, ils sont contraints de compter les grains, ce qui les fait fuir.

Le couple est sauvé parce qu’il est relié à la fertilité de la terre-mère par l’intermédiaire du riz, lui-même lié au principe féminin, à Dame Nature.

Le prince se transforme en une caille qui répète: "Dieu avec nous!" En allemand, "caille" se dit "Wachtel", qui est proche du mot indien "vartikâ" ou "vartaka" qui signifie "l’éveillée, la rapide, la vigilante". Le mot est aussi proche de l’allemand "wachen" qui signifie "être éveillé, attentif".

Selon une vieille croyance germanique, la caille reste toujours éveillée car elle est très agitée. La nuit, elle pousse des cris et cacabe, surtout à la nouvelle lune. 

La caille est souvent associée aux épis qui symbolisent la croissance et la fertilité, ainsi que l’épanouissement de nos possibilités. Elle est liée au principe féminin, à la lune, à la déesse-mère. 

La délivrance du prince dépend de ce principe féminin, de la nature, et il est sauvé en se mettant à son service. Il ne juge pas, ne s’obstine pas mais se soumet à l’intuition et à son féminin intérieur en lequel il a foi. 

Psychologiquement, même si l’on est attentif à ce qui se passe en nous, on peut avoir un moment de fatigue et une baisse de vigilance, une baisse du niveau de conscience, ou une émotion intense. C’est alors que s’éveillent les forces négatives. 

Dans le conte, l’intervention de la caille ne parvient pas à éloigner le mal. Une ultime métamorphose est encore nécessaire.

Ultime métamorphose

Comme l'oiseau ne s’arrêtait pas, les hommes du diable reprirent leur chemin, allant jusqu'aux confins du royaume infernal pour rentrer bredouilles le soir.

Le vieux diable bouillait de rage. Le lendemain, il s'éleva dans les airs et vit le grand champ de riz et entendit le cri ténu de la caille qui lui transperça la moelle des os. "Il faut que j'aille moi-même à leur poursuite, car au-delà de cette distance, ils pourront se railler de moi, puisque mon pouvoir atteint là ses limites!" 

À ces mots, il s'éleva dans les airs et s'élança à leur poursuite. Pendant ce temps, la fille du diable et le fils du roi avaient parcouru un bon bout de chemin sous la forme du cheval et du cavalier, et il ne leur restait plus que sept cents milles avant d'atteindre le royaume terrestre. Alors ils entendirent derrière eux des mugissements et des sifflements terribles.

Le cheval blanc dit à son cavalier: "Retourne-toi, que vois-tu ? - Un point noir dans le ciel, plus noir que la nuit, d'où jaillissent des éclairs de feu. - Malheur à nous! C'est mon père. Si maintenant tu ne fais pas fidèlement ce que je te dis, ce sera notre perte. Je vais me transformer en une grande mare de lait et toi en canard. En nageant, tiens-toi toujours bien au milieu, la tête cachée. Qu’aucune séduction ne t'induise à sortir la tête du lait ou à t'approcher de la rive!"

Le fils du roi promit de tout faire comme elle avait dit. Bientôt le vieux diable parvint au rivage, mais il ne pouvait rien contre eux tant qu'il ne tenait pas le canard en son pouvoir. Or, le canard nageait au milieu de l'étang sans qu'il puisse l'atteindre, et il n'osait pas y aller à la nage car les diables se noient dans le lait pur. 

 

Canard

Pour la quatrième et ultime métamorphose, la fille du diable se transforme en une mare de lait et le prince en canard. Il doit nager au milieu en ne s’approchant jamais des bords et en gardant toujours la tête enfoncée dans le lait.

Le lait est la nourriture maternelle des enfants. Sa couleur est d’une blancheur pure et innocente. 

C’est l’un des ingrédients les plus importants pour lutter contre les poisons. Mais il peut aussi être utilisé par les sorciers et les mauvais esprits pour jeter un mauvais sort à la vache du voisin et "faire tourner son lait". 

Le prince canard doit garder la tête dans le lait sans jamais regarder le diable. C’est l’unique attitude possible lorsque l’on est confronté au mal venant de l’extérieur: une attitude d’introversion.

En regardant le mal en face, on risque de projeter quelque chose hors de nous sur l’autre ou l’objet. Et ce projectile agit comme un boomerang et nous revient.

Le mal est un archétype, et tout archétype nous conditionne et nous contamine. C’est pourquoi le prince doit nager au "milieu", au centre de la mare.

Seul notre centre, le centre de notre être, nous protège. Seul ce centre spirituel est plus fort que les extrêmes, les opposés. Le prince doit donc s’agripper à cette parcelle de divin en lui. 

La mort du diable

Il ne pouvait donc rien faire d'autre que d'attirer le canard par des flatteries: "Mon cher petit canard, pourquoi restes-tu au milieu? Regarde autour de toi. Ici, où je me trouve, c'est si beau!" Pendant longtemps, le petit canard ne voulut rien voir ni entendre. Cependant, l'envie montait petit à petit de jeter un coup d’oeil. Rien qu'un! Comme le tentateur continuait de l'attirer, il leva vite la tête. 

Mais le Malin lui ravit aussitôt la vue si bien qu'il se retrouva aveugle comme une taupe. La mare de lait commença à se troubler quelque peu, fermenta, et une voix plaintive parvint au canard: "Malheureux, qu'as-tu fait!" Le canard fit alors serment de ne plus céder à aucune tentation. Mais le diable, bondissant de joie mauvaise sur la rive, s'écria: "Ha! ha! je vous aurai sous peu!"

Il essaya de s'approcher à la nage, dans le lait trouble, pour saisir le canard, mais, sombrant aussitôt, il revint en arrière. Il appela et flatta encore le canard, mais le canard demeura calme, gardant sans se lasser la tête dans les flots de lait, et il finit par se railler du Malin. 

Alors le diable perdit patience. Soudain, il se changea en une oie au grand gosier et avala toute la mare de lait, y compris le canard. Puis il s'en alla en se dandinant pour rentrer lentement chez lui. 

"Maintenant, tout va bien!" dit une voix sortant du lait et s'adressant au canard, et le lait se mit à fermenter et à bouillir. Le diable se sentait de plus en plus mal et de plus en plus inquiet. Il ne se déplaçait plus qu'à grand-peine. Le lait, en bouillonnant, l'avait déjà bien gonflé. Il fit encore quelques pas chancelants, lorsqu'on entendit un grand craquement. Il venait d'éclater et de voler en miettes, et le fils du roi et la fille du diable se tenaient là dans toute leur beauté et leur splendeur juvéniles.

 

Feux infernaux

Exaspéré, le diable finit par boire la mare et le canard. Il dévore ainsi sa propre fille, et c’est à ce moment extrêmement dangereux qu’elle réussit à détruire son père.

En fait, elle se sert de l’impatience du diable. Il y a un célèbre proverbe alchimique qui dit: "Toute hâte vient du diable". Le diable est impatient de nature. Aussi l’impatience et la précipitation prennent-elles souvent une forme diabolique en nous. 

Le diable veut tout tout de suite: dans ce conte, il se change en oie pour se jeter dans la mare de lait. 

L’oie est considérée comme stupide: on dit "bête comme une oie" ou "une oie blanche"… 

Cela est faux. Dans la Grèce antique, l’oie était l’oiseau de la déesse de la nature, Némésis. "Némésis" vient de "némô" qui signifie "distribuer", "donner à chacun sa juste part".

Cette déesse représente la justice naturelle ou immanente, une justice où chacun subit les conséquences de ses actes.

Cette justice naturelle est celle de l’inconscient et n’a rien à voir avec les lois humaines. Elle détruit celui qui va contre sa nature profonde et ses aspirations, même s’il ne fait rien de "mal" sur le plan moral et légal. 

Le diable est empli de haine et veut détruire le féminin, sa fille. Il avale donc le lait maternel. Et c’est ainsi qu’il se détruit lui-même. Le lait fermente et bouillonne en lui. En général, le lait déborde quand on le chauffe.

Sur le plan psychologique, il s’agit d’un débordement émotionnel. En français, les gens qui se mettent facilement en colère sont appelés "soupe au lait".

En avalant sa fille, le diable doit avaler des sentiments qu’il a toujours rejetés. Mais il est incapable de les digérer, les assimiler, les intégrer. Par conséquent, le lait fermente et le fait exploser de rage. 

La victoire du couple

Le fils du roi partit avec la fille du diable dans le royaume de son père. Ils arrivèrent juste le septième jour après que le diable eut enlevé le fils du roi. Quelle joie ce fut dans le royaume tout entier! On retira les tentures de crêpe noir. Les chemins furent jonchés de rameaux verdoyants et de fleurs, et le vieux roi vint à leur rencontre, au son des timbales et des trompettes. 

On célébra des noces somptueuses et le vieux roi chargea son fils du gouvernement du royaume. C'est ainsi qu'il régna avec sagesse et équité, et il doit régner encore de nos jours, s'il n'est pas mort.

 

Quand le féminin est ramené de l’inconscient à la conscience, le diable est vaincu. Un nouveau principe de vie naît, représenté par le jeune couple qui émerge du ventre du diable.

Ce nouveau principe forme une totalité, une "union des contraires" entre le masculin et le féminin. Le progrès est fondé sur l’équilibre entre le masculin et le féminin. 

Ce conte considère avec profondeur et discernement le problème du mal: il tente de montrer comment rester fidèle à soi-même, suivre sa voie propre, rester au centre, près du divin.

Seul le centre de l’être humain peut dépasser et résoudre ce problème du bien et du mal. Seul l’être conscient et unifié peut résister à la contamination psychologique qui accroît le mal et la souffrance dans le monde.

Quant au féminin, même s’il a été nié et refoulé, il peut être un facteur de rédemption du masculin et le libérer du mal.

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