Destin masculin: Quête inachevée - "Perceval le Gallois" ou "Le conte du Graal"
- Par kleiberpat
- Le 31/08/2020
- Dans Que nous révèlent les contes et mythes?
ÉLÉMENTS D’ANALYSE DE "PERCEVAL LE GALLOIS" ou "LE CONTE DU GRAAL" (conte de Chrétien de Troyes)
Le mythe du Graal couvre deux à trois siècles après le premier millénaire. Il a débuté en Angleterre au 8è siècle, où l’on évoque un mystérieux roi Arthur. Malgré le christianisme florissant, le paganisme, avec ses archétypes et symboles, continue d’être vivant chez les Celtes, les Irlandais, les Anglais, les Bretons. Ces récits, christianisés pour être tolérés par l’Église officielle, étaient constitués, à l'arrière-plan, d’éléments "païens", ce qui en faisait la richesse et permettait à l’inconscient collectif et à l’âme d'être nourris.
Cette période est aussi marquée par un puissant désir d’intégrer le féminin. Dans l’idéal de la chevalerie et l’amour courtois, les hommes projettent leur féminin sur la Dame ou la Damoiselle pour laquelle ils se battent et qu’ils défendent.
Au 11è siècle particulièrement, l’âge d’or de la chevalerie et de l’amour courtois, les femmes étaient plus libres. C’est à cette époque qu’Héloïse et Abélard ont vécu leur grande passion.
Mais cet âge d’or a été suivi d’une période sombre, où le féminin a été rejeté et diabolisé, où l’on a instauré un ascétisme excessif et violent. De nombreuses femmes ont été chassées et brûlées comme sorcières, ainsi que les hommes qui adhéraient à des courants mystiques et ésotériques, qui étaient des résurgences de traditions antiques à la symbolique universelle.
Dans cette mythologie du Graal, on trouve de nombreux thèmes archétypiques: la relation père-fils, la relation du masculin et du féminin, l’identité masculine, la quête de son identité, de ses valeurs, de sa masculinité, celle du féminin…
Cette époque était également caractérisée par le passage du "père" au "fils", un fils plus évolué qui vient renouveler et transformer le père.
Perceval se situe précisément "dans" ce passage: il doit partir en quête de l’origine du mal et du sens du Graal. Son parcours initiatique reste inachevé, ce qui fait son intérêt et le rend humain.
Cet inachèvement représente la situation collective de cette époque du Moyen-Âge. Avec l’apogée du christianisme, le 12è siècle est une période charnière qui a besoin d’être renouvelée, pour éviter la régression. Malheureusement, le renouvellement ne survient pas, et le mythe du Graal va s’achever et tomber dans l’oubli ou l’inconscient.
Le christianisme n’a pas compris combien le mythe était indispensable à la vie de l’âme.
Jung en a redécouvert l’importance, disant: "Aucune science ne remplacera jamais le mythe qui est la révélation d’une vie divine de l’homme. Ce n’est pas nous qui créons le mythe, c’est lui qui nous parle comme "verbe de dieu"."
À l’heure actuelle, c’est ce qui manque cruellement à notre société et à notre psyché, et les appauvrit considérablement. Un mythe nouveau qui nourrisse l'âme, une quête du Graal ou quête du SOI, une valeur dominante spirituelle et non matérielle, qui redonne sens à la vie.
Enfance et problème de Perceval
Perceval vit isolé avec sa mère: il a perdu son père et ses 2 frères aînés. Il n’a pas de nom, pas de lignée familiale. Il ne connaît pas son identité ni ses origines. Rien ne lui a été transmis au départ.
Tel un animal sauvage, il est élevé par une mère hyper protectrice qui veut lui épargner le sort de son père et ses frères. Il vit dans la forêt, c’est-à-dire dans l’inconscience, l’indifférenciation, dans la fusion avec la nature et la mère, dans le monde maternel.
Perceval doit donc trouver son identité, retrouver le père et le masculin. Il doit aussi trouver le féminin, car celui-ci est fondamental dans son évolution, et il a un problème avec sa mère. Pour tout homme, le chemin vers le masculin passe toujours par le féminin.
Les figures féminines qu’il va rencontrer révèlent les tâtonnements, les échecs, les régressions de Perceval. La plupart sont des femmes blessées. Mais, à l’opposé de sa mère, elles l’initient et le guident vers sa vérité.
Collectivement, ces femmes blessées annoncent peut-être les blessures infligées au féminin. La mère qui meurt de son départ, la demoiselle de la tente qu’il traite avec brutalité, sa cousine qui pleure son chevalier mort, la demoiselle misérable qui arrive à la cour du roi Arthur, et Blanchefleur, qui est en proie à un ennemi qui ravage son domaine.
Perceval souffre de ce rejet du féminin, car il s’agit de la "blessure" fondamentale de l’homme. Plus l'homme rabaisse et méprise le féminin, plus il accentue sa propre blessure, et plus il creuse son manque.
L'homme est au départ "divisé", car il y a conflit entre son corps et son esprit. Pour prendre conscience de cette dissociation entre le corps et l’esprit, il doit être blessé physiquement. Dans la chevalerie, c'est la Dame qui guérit le chevalier de ses blessures avec ses onguents. Elle soigne sa dissociation et l'unifie.
Seul l'amour, l'éros, le lien peuvent unifier. Ni le pouvoir, la puissance, la violence, ni la sexualité brutale n’en ont la faculté.
Ce problème est toujours actuel. Le féminin n’a toujours pas sa juste place dans le monde, et l’homme inconscient en est affecté, blessé, déséquilibré. Notre société est dénuée d’éros, de sentiment, et dominée par la toute-puissance et la violence. Les valeurs prédominantes elles-mêmes, le culte du progrès, le profit, la spécialisation, la hiérarchie, la compétition... sont sources de violence.
Perceval et sa mère
Perceval grandit avec sa mère dans un isolement profond, au cœur de la forêt. Elle l’éleva ainsi pour le protéger de la chevalerie et ses combats, son époux et ses autres fils étant tous morts. Il n’eut donc pas de père: celui-ci était mort de chagrin à la suite de la mort de ses deux frères.
Perceval naît et vit sans figure masculine qui pourrait l’aider à se construire en tant qu’homme.
La forêt représente l’inconscient: ici, elle revêt l’aspect enveloppant et protecteur de la mère.
Un tel instinct maternel est appelé la "protection de la couvée": c’est un instinct positif pour le jeune enfant, mais s’il se prolonge au-delà de l’enfance, il devient l’aspect négatif et "mortel" de la "mère-nature" qui détruit ses enfants et les reprend dans son sein. Ce désir de retenir l’enfant auprès de soi est un comportement maternel instinctif qui vient de l’archétype de la Grande Mère. Toute femme porte en elle cette image de la "Grande Mère" archétypique, avec ses aspects négatifs: l’inertie, le refus de changer les choses, celui de laisser l’enfant évoluer et grandir.
Sur le plan collectif, toute femme-mère a donc sa part de responsabilité dans l’évolution de la conscience et de la société. Les femmes-mères d’autrefois vivaient comme leurs mères et leurs grand-mères et ne voulaient rien changer. Elles n’avaient guère le choix, étant conditionnées par la pensée collective et le christianisme.
Perceval n’a pas de père: l’absence de père caractérise de nombreux héros. Elle est déterminante pour Perceval. On apprend plus tard que son père est mort d’une blessure à la hanche - la même blessure que celle du Roi- Pêcheur.
Qu’elle soit réelle ou symbolique, l’absence de père contraint un enfant à chercher sa voie seul, à développer son indépendance et son sens des responsabilités. Un enfant qui grandit sous l’autorité paternelle a un soutien et il aura peut-être moins envie de devenir "quelqu’un de remarquable", d’héroïque, un "superman". L’absence de père peut aussi faire croire à l’enfant qu’il a une paternité surhumaine ou non humaine.
Une mère sans compagnon ou avec un compagnon faible, a tendance à projeter ses ambitions sur son enfant, pour qu’il accomplisse ce que le père n’a pas fait. Certaines femmes mariées frustrées recèlent en elles une figure masculine imaginaire séduisante. Et elles désirent que leur enfant devienne semblable à cette image.
Ce n’est pas le cas de Perceval: sa mère le surprotège et ne l’éduque pas. Aussi, est-il un petit rustre impertinent. Il s’appelle "le gallois". Ce nom ne signifie pas son origine "galloise", mais un être primitif, inculte et inférieur.
Rencontre avec les chevaliers et révélation de sa vocation
Un jour, ce petit sauvageon sans nom, qui ne savait pas qui il était, rencontra des chevaliers dans les bois. Il se comporta avec eux comme un être naïf et fruste, les prenant pour des anges. Puis, il décida de les suivre, pour obtenir une armure semblable à la leur. Après avoir annoncé la nouvelle à sa mère, il l’abandonna sans ménagement, ne se retournant pas lorsqu’elle s’évanouit.
Perceval se comporte avec les premiers chevaliers qu’il aperçoit de manière naïve et sotte. Il les prend pour des anges, des créatures surnaturelles. Puis il décide de les suivre car il désire une armure semblable à la leur.
Les chevaliers sont des figures de l’accomplissement d’un homme, de l’être complet et total que Perceval est amené à devenir.
C’est alors que Perceval est touché au plus profond de lui-même et que sa "vocation" se révèle à lui, même s’il en est encore inconscient. Le moment est venu pour lui de quitter la mère et la forêt protectrices, son état d’inconscience et de fusion.
Première rencontre avec le féminin
S’éloignant, il chevaucha longuement jusqu’à ce qu’il aperçût une merveilleuse tente surmontée d’un aigle doré. Ébloui, il se dirigea vers la tente, croyant qu’il s’agissait d’une demeure de Dieu. Mais ce n’était qu’un pavillon où reposait une jeune fille. À la vue de l’intrus, la belle se mit à trembler, le prenant pour un fou, et le pria de partir. Lui, la trouvant à son goût, se jeta sur elle non sans gaucherie, car il ne savait pas s’y prendre autrement. Il la renversa et lui vola des baisers.
Sur sa route, il voit une tente qu’il prend pour une demeure de Dieu. Mais c’est un pavillon où repose une jeune fille. Perceval se jette sur elle "non sans gaucherie".
Il est totalement inconscient de son attitude et il provoque la colère de l'ami de la jeune fille, l’Orgueilleux de la Lande.
Pour Perceval, cette première rencontre avec le féminin n’est pas glorieuse: il est à un stade de maturité peu évolué et ne peut que blesser le féminin.
[Longtemps après, Perceval va retrouver cette jeune fille, désespérée et réduite à la misère par l'Orgueilleux de la Lande qui se venge sur elle en la maltraitant. À ce moment, Perceval s'est transformé intérieurement, il est devenu un chevalier, c’est-à-dire un homme qui assume la conséquence de ses actes. Il répare ses torts en provoquant l'Orgueilleux de la Lande au combat, le vainquant et fixant ses conditions qui sont favorables à la jeune fille.]
Premier combat: le Chevalier Rouge
Inconscient des méfaits qu’il a commis, Perceval quitta la tente de la jeune damoiselle. L’ami de celle-ci arriva alors: elle eut beau lui répéter qu’il ne s’était rien passé, il devint fou de rage et ne cessait de réclamer vengeance.
Perceval se rendit à la cour du roi Arthur pour lui demander de le faire chevalier. Le roi Arthur venait d’être insulté par le "Chevalier Rouge", inquiétant et puissant, et en était fort mécontent. Celui-ci lui avait dérobé une coupe en déversant son contenu sur la robe de la reine, ce qui était une suprême offense. Perceval décida de combattre le "Chevalier Rouge". Il réussit à le vaincre, lui prit son armure rouge et chargea un valet de rapporter au roi la coupe et les armes du chevalier vaincu.
Perceval se rend à la cour du Roi Arthur. Comme ce dernier vient d’être insulté par le Chevalier Rouge, il est très mécontent. Perceval combat le chevalier et parvient à le vaincre.
Par ce combat, Perceval intègre en partie sa masculinité, puisqu’il est capable de vaincre un chevalier, et se valorise aux yeux du roi qui est une figure paternelle positive.
Cet épisode contient des symboles importants.
Le roi Arthur représente la conscience collective dominante de la chevalerie chrétienne. En tant que tel, il incarne la totalité humaine, telle qu’on la comprenait à cette époque, sous la forme de l’Anthropos, l’homme total.
La coupe volée par le Chevalier Rouge est une première apparition du Graal, au moment où Perceval rencontre le Roi Arthur.
Le chevalier Rouge représente une figure obscure de Perceval: en la neutralisant, Perceval maîtrise des émotions et des affects primaires. C’est une première étape de maturation et d’intégration de son ombre.
L’armure que Perceval a gagnée n’est que l’aspect extérieur de la chevalerie, la "persona", le masque social. Perceval doit encore l’intégrer en profondeur. D’ailleurs, il la met "par-dessus son vieil habit gallois" qu’il ne peut pas quitter, parce qu’il est encore attaché à son passé.
L’armure est aussi une cuirasse qui lui permet de s’adapter peu à peu à sa nouvelle vie. À ce stade, Perceval ignore son nom et son identité et ne peut que vivre sur le plan extérieur, dans le paraître.
La couleur rouge revient sans cesse dans la vie de Perceval. Le chevalier qu’il vainc est le Chevalier Rouge »; il se donne le nom de "chevalier vermeil"; l’armure conquise est rouge; plus tard, il aura des chausses rouges de son maître; et il sera ému par des gouttes de sang rouge sur la neige.
Le rouge est la couleur de la vie, de la passion, de l’amour, du feu, du sang, la couleur masculine par excellence, celle du dieu Mars, de l’action, de l’ardeur. C’est aussi la couleur de la science, de l’initiation, de la connaissance ésotérique; et c’est la couleur des excès, de la toute-puissance non maîtrisée, de la passion aveugle.
Le maître d'armes et les valeurs de la chevalerie
Il poursuivit son chemin, allant ainsi de victoire en victoire, mûrissant lentement et devenant un chevalier de plus en plus accompli. Il s’arrêta chez un maître, appelé Gornemant, qui lui enseigna l’art des armes et les vertus chevaleresques. Il lui fit comprendre qu’il avait dépassé l’âge d’obéir sans cesse aux avis de sa mère, et lui recommanda de ne jamais poser de questions et de demeurer toujours avisé et circonspect.
Perceval devient de plus en plus accompli, multiplie les victoires et envoie beaucoup de chevaliers vaincus au Roi Arthur. À l’époque de la chevalerie, il était coutumier d’envoyer au roi un chevalier vaincu, pour qu’il lui prête allégeance.
Le maître d’armes Gornemant est une nouvelle figure paternelle. Celui-ci lui enseigne l’art des armes, ainsi que les qualités et valeurs chevaleresques. Il lui prodigue aussi un enseignement spirituel et psychologique. Et il lui recommande de ne pas poser trop de questions - un conseil qui va avoir des conséquences très négatives.
Les valeurs de la chevalerie étaient le courage, la vaillance, la combativité, l’esprit d’aventure, et avant tout la fidélité et la loyauté envers ses amis et le roi, la droiture, y compris vis-à-vis de l’ennemi.
Les chevaliers menaient des combats et partaient à l’aventure pour l’honneur et la gloire de la chevalerie. Ils avaient pour mission de faire régner l’ordre dans le pays, d’empêcher l’injustice et la violence et surtout de secourir les dames et demoiselles en détresse.
Le chevalier était donc un être humain d’une noblesse et d’une morale supérieures.
L’activité intellectuelle, le fait de "penser" rationnellement comme nous le faisons, ne faisait pas partie des activités chevaleresques. Le jeu d’échec était la seule activité intellectuelle à laquelle les récits font allusion. La pensée était du ressort du clergé.
La chevalerie était aussi la fonction essentielle du personnage de "Merlin". Merlin avait uni en lui les contraires, il était unifié, ce qui lui donnait des pouvoirs et des facultés supérieurs. Il avait une mère religieuse et un père démoniaque. Il connaissait donc le bien et le mal, le passé et l’avenir, et était doté d'une grande clairvoyance. C’est grâce à Merlin que la quête du Graal a pu être réalisée. C’est lui qui a éduqué le roi Arthur et lui a permis d’être au centre de cette quête. Merlin disparaît en même temps que le Roi Arthur et l’achèvement de cette quête.
Cet idéal de la chevalerie avait une dimension spirituelle importante. La "table ronde", avec sa forme de mandala, symbolise la totalité, ainsi que l’évolution de la conscience chrétienne durant le premier millénaire.
Chez son maître d’armes, Perceval atteint son premier but: être fait chevalier et adoubé. Il reçoit une épée et de nouveaux vêtements, dont les "chausses teintes en rouge". Et il se débarrasse de ses anciens vêtements sans problème. Il commence à intégrer son identité masculine.
Après cela, il veut revoir sa mère, se souvenant qu’elle s’est effondrée le jour de son départ. Il a acquis de la sensibilité et de l’humanité.
Deuxième rencontre avec le féminin: Blanchefleur
Mais sur sa route se trouvait le château de Beaurepaire, où régnait la désolation et dont les habitants étaient affamés. Perceval demanda l'hospitalité et fut reçu par une très belle jeune fille appelée Blanchefleur. Contrairement à sa première rencontre, il fut touché par la jeune fille et la grâce de l’amour.
La nuit même, la jeune fille se rendit dans la chambre de Perceval pour lui confier ses chagrins et ses tourments: les attaques lancées par Clamadieu des îles qui avaient provoqué la mort de nombreux chevaliers et la famine dans le domaine. Perceval ressentit le vif désir de se battre pour elle. Il la serra dans ses bras avec tendresse et ils restèrent ainsi toute la nuit, émerveillés d’amour.
Le lendemain, Perceval combattit les assiégeants et fit prisonniers Clamadieu et son sénéchal qu’il envoya à la cour du roi Arthur. Entre temps, un navire chargé de victuailles ayant dérivé arriva à Beaurepaire, et tout le monde se réjouit. Perceval mena auprès de Blanchefleur une vie d’enchantement et de délices.
Sur son chemin, Perceval voit un château ravagé par son agresseur et rencontre Blanchefleur.
Contrairement à sa première rencontre féminine, Perceval est touché par cette jeune fille, par la grâce de l'amour: "À les voir l'un et l'autre, il semble que Dieu les ait faits l'un pour l'autre, afin qu'ils fussent ensemble" dit-on autour d'eux.
Perceval ressent le désir de se battre pour elle. Puis, pendant quelque temps, il mène auprès de Blanchefleur une vie enchantée.
Perceval rencontre le féminin sous la forme de la "dame en détresse", si attirante pour un chevalier. Cela lui permet d’intégrer sa masculinité et son féminin.
En intégrant son féminin, Perceval se relie de plus en plus à son inconscient, à sa dimension spirituelle. Ce qui va le mener au château du Graal.
Le roi-pêcheur et le château du Graal
Alors qu’il longeait une rive, il vit une barque qui descendait le courant, avec deux hommes à son bord. Ils s’arrêtèrent au milieu de la rivière et ancrèrent leur barque: l’un d’eux s’apprêtait à lancer sa ligne à l’eau. Très embarrassé, ne sachant comment traverser, Perceval salua les deux hommes et leur demanda s’il y avait un pont ou un gué sur la rivière.
Le pêcheur lui répondit que non et qu’il était impossible de passer. Perceval lui demanda alors où il lui serait loisible de passer la nuit. Le pêcheur répondit: "C’est moi qui vous hébergerai ce soir. Montez par cette brèche ouverte dans la roche, et quand vous serez en haut, vous verrez devant vous, en un vallon, une maison où j’habite."
Perceval galopa jusqu’au sommet de la colline: d’abord il ne vit rien et fut en colère contre le pêcheur. Puis il aperçut un vallon et la cime d’une tour qui émergeait. C’était une tour magnifique. Enchanté, Perceval se dirigea vers la porte par un pont-levis baissé.
C’est en retournant vers sa mère qu’il découvre le château du Graal. Le château est ici un lieu et un symbole féminins, le "domaine des mères". L’autre monde des Celtes est d’ailleurs souvent appelé "l’île des femmes".
Perceval rencontre un pêcheur qui lui propose de l'héberger et lui explique comment accéder à sa maison. Il doit passer par une cavité dans un rocher.
Le passage par une cavité ou grotte révèle le côté initiatique et mystérieux de ce chemin, de même que l’apparition soudaine du château.
Le pêcheur est une figure fréquente dans les mythes et les contes.
Bien qu’il soit le symbole du christianisme, le poisson est universel. Il symbolise également le "sauveur" dans d’autre religions: dans la légende hindouiste de Manu, le poisson est le rédempteur de l’humanité; l’homme/poisson assyrien Oannès apporte aux hommes la civilisation; les légendes celtes parlent d’un "saumon de sagesse" qui vit dans une fontaine entourée d’une haie de coudriers.
Psychologiquement, le poisson est un contenu important qui émerge de l’inconscient.
Avec le château qui apparaît comme par magie, nous pénétrons dans un autre monde, l’au-delà, l’inconscient collectif avec ses archétypes, ses symboles, sa dimension spirituelle et ésotérique. Perceval y fait une expérience spirituelle, une expérience du "Dieu intérieur" qui est l’expérience du SOI.
Le souper avec le roi-pêcheur
Quatre valets s’occupèrent de lui et de sa monture. Puis il les suivit dans une grande salle carrée où il vit assis sur un lit un bel homme aux cheveux presque blancs, portant sur sa tête un chapeau de zibeline noire où s’enroulait un tissu de pourpre. Devant lui, soutenue par quatre grandes colonnes, il y avait une belle cheminée où crépitait un feu de bois.
Le seigneur lui dit: "Ami, vous ne m’en voudrez pas si je ne me lève pas pour vous faire honneur, mais mes mouvements ne sont pas très libres. - Au nom de Dieu, sire, ne vous en souciez pas. C’est très bien ainsi."
Tandis qu’ils poursuivaient leur conversation, par la porte de la maison entra un valet, avec une épée pendue à son col qu’il tendit au seigneur avec ces mots: "Sire, la blonde pucelle, votre nièce, vous envoie ce présent. Vous la donnerez à qui il vous plaira, mais ma dame serait heureuse si elle venait aux mains de qui saurait s’en servir. Celui qui la forgea n’en fit que trois, et il mourra, si bien qu’il ne pourra jamais en forger une autre après celle-ci."
Aussitôt, le seigneur la remit à Perceval, la tenant par les attaches qui valaient un trésor. Le pommeau était d’or le plus fin, le fourreau d’orfroi de Venise. "Beau sire, lui dit-il, cette épée vous fut destinée, et je désire que vous l’ayez. Ceignez-la et regardez-la." Perceval l’en remercia et la ceignit: elle lui seyait merveilleusement. Puis il la confia au valet qui gardait ses armes et rejoignit le seigneur. Des flambeaux illuminaient la salle.
Perceval est conduit dans une grande salle carrée, qui forme une quaternité, une totalité. Le 4 est omniprésent dans le conte: le château a 4 tourelles, la cheminée est soutenue par 4 colonnes, il y a 4 serviteurs et une table ronde.
Il découvre que le roi- pêcheur est infirme. Mais il ne connaîtra les causes de cette infirmité que plus tard, ainsi que le rôle qu'il devait y jouer.
Un jeune homme survient avec une épée et le roi-pêcheur l’offre à Perceval.
L’épée est un symbole masculin universel qui représente force et pouvoir. Elle a souvent son propre nom et est empreinte de surnaturel, telle Excalibur, l’épée du Roi Arthur. Elle est l’arme tranchante par excellence et sert à la discrimination, à la différenciation et au développement de la conscience.
Si le roi-pêcheur offre à Perceval une épée, c’est que ce dernier n’a pas encore de capacité de jugement personnel. Il n’est pas assez différencié, assez conscient, et suit les conseils de son maître.
C’est alors que Perceval voit une chose extraordinaire qui le rend muet de saisissement.
Le cortège du Graal
Tandis qu’ils causaient, un valet sortant d’une chambre voisine parut, tenant par le milieu de la hampe une lance éclatante de blancheur. Il passa devant eux: une goutte de sang perlait à la pointe du fer de la lance et coulait jusqu’à sa main.
Lorsque Perceval vit cette chose étonnante, il se raidit pour ne pas demander ce qu’elle signifiait. Il se souvenait des enseignements de son maître en chevalerie. Aussi resta-t-il muet.
Alors survinrent deux autres valets, fort beaux, tenant chacun dans sa main un lustre d’or. Dans chaque lustre brûlaient au moins dix cierges.
Puis, apparut une belle et gente demoiselle, parée avec noblesse, qui tenait entre ses deux mains un Graal.
Quand elle entra, une si grande lumière se répandit dans la salle que les cierges pâlirent comme les étoiles ou la lune quand le soleil se lève. Le Graal était de l’or le plus pur, serti de pierres précieuses, des plus riches et variées qui soient. Nulle gemme ne pouvait s’y comparer.
Cette demoiselle était suivie d’une autre qui portait un tailloir d’argent. Les demoiselles passèrent devant le seigneur et Perceval, et disparurent dans une autre chambre.
Perceval vit le merveilleux cortège mais, fidèle aux leçons de son maître, n’osa demander qui l’on servait de ce Graal. Il garda une fois encore le silence. Puis, deux valets apportèrent une large table d’ivoire et des tréteaux, et ils dressèrent la table. Durant le repas, le Graal passa encore devant les convives. Mais Perceval se garda de demander de quoi il s’agissait. Il se taisait plus qu’il ne convenait, car à chaque nouveau mets, il voyait repasser devant lui le Graal, et il ne savait toujours pas qui l’on en servait. Non qu’il ne désirait pas le savoir, mais il pensait qu’il serait temps de le demander à un des valets quand il quittera le château le matin. Aussi remit-il sa question au lendemain.
Il n’était pas habitué à un tel régime: la table était servie à profusion de tous les mets qui font l’ordinaire des rois et des empereurs, et des vins les plus choisis. Enfin, le seigneur lui dit: "Ami, il est l’heure de se coucher. Si vous le permettez, je vais retrouver mon lit dans ma chambre, et vous dormirez ici, quand il vous conviendra. Je n’ai nul pouvoir sur mon corps et il faut qu’on m’emporte."
Le GRAAL
Le GRAAL est un vase, un contenant, un puissant symbole féminin et maternel. Il symbolise aussi la Vierge Marie, en tant que figure archétypique maternelle.
Le vase est un symbole universel. C’est le chaudron des transformations, le vase des alchimistes, la corne d’abondance dans les contes. Dans des récits plus christianisés, on l’identifie au vase dans lequel le sang du Christ aurait été recueilli.
Le Graal est donc un archétype, un grand mystère. Il dispense une nourriture spirituelle qui rend immortel. Dans ce conte, il nourrit le vieux roi, le père du roi-pêcheur, et le maintient en vie. Il est le "trésor caché" qu’une seule et unique personne peut découvrir. Perceval est le premier chevalier qui découvre ce château et voit le Graal, ce qui fait de lui un personnage important, malgré son échec.
Sur le plan psychologique, le Graal contient des éléments inconscients spirituels, dont il faut prendre conscience.
Il révèle ce qui est essentiel: non le concret et le matériel mais une nourriture qui peut maintenir un être humain en vie et qui est la nourriture de l’âme. Le Graal nourrit spirituellement, réconforte et guérit. Il rend l’âme immortelle, voire le corps. Mais il reste invisible et inaccessible aux non-initiés. Il ne peut être trouvé que par celui qui est choisi par dieu, l’élu.
Il est totalement aux antipodes de notre société de consommation et de consumérisme, car on en use avec une grande modération.
La lance - Le tailloir - La table ronde
Contrairement à l’épée, la lance est une arme féminine. Elle ne sert pas à trancher et à différencier, mais à viser juste et à atteindre son but.
Ici, c’est une lance "qui saigne". Les lances qui saignent sont fréquentes à cette époque du Moyen-Âge.
Cependant, rien n’est révélé à Perceval sur l’origine de ce sang: s’agit-il du "sang du père"? Est-ce qu’il y a un lien avec la lance qui a percé le flanc du Christ sur la croix?
Le tailloir est un plat de forme ronde qui sert à découper la viande ou le poisson. Il ressemble donc à un petit mandala, et est un symbole de totalité. En raison de sa petite taille, il représente la réalisation individuelle par rapport à la TABLE RONDE qui illustre la réalisation collective.
La table ronde est féminine et concrète: elle vient du latin "mensa", venant de "metior" qui signifie "mesurer, répartir, distribuer". Cette "table ronde" a une immense valeur car elle rassemble un cercle d’élus, ceux qui doivent chercher le Graal. La table ronde représente donc à un très haut niveau les aspirations de l’homme à une conscience élargie, à la totalité de son être.
La mission de Perceval: poser les questions justes
Durant le dîner, à chaque plat, le Graal ne cesse de repasser devant eux, comme s’il compensait l’abondance du souper par la nourriture spirituelle et source d’immortalité qu’il contient. Perceval est si impressionné par le souper fastueux qu’il remet à plus tard les questions sur ce qu’il voit. Il accorde plus d’importance aux nourritures terrestres.
Le silence de Perceval au sujet de la blessure du roi-pêcheur est d'une extrême gravité. Car ce silence empêche la guérison du roi.
Le masculin blessé ne peut être guéri que par la parole. C’est par la parole que l’on soigne et guérit les conflits intérieurs. Il faut briser le silence en soi pour se poser les bonnes questions. Mais le roi-pêcheur ne peut pas le faire lui-même. Il a besoin d’un "thérapeute", d’un "analyste", pour lui poser les questions justes.
C’est la mission de Perceval: il est accueilli au château du Graal pour poser et se poser les vraies questions: pourquoi es-tu venu? qu’est-ce que tu dois découvrir? de quelle blessure souffres-tu? de quelle blessure dois-tu prendre conscience? de quoi souffre le roi-pêcheur? Car il y a une identité entre la blessure du roi-pêcheur et celle de Perceval, le roi-pêcheur appartenant à la lignée maternelle de Perceval, ainsi qu’on l’apprendra.
D’autres questions sont importantes: qui nourrit le Graal? pourquoi la lance saigne- t-elle? qu'est-ce qui manque au Roi-pêcheur et à son père? quelle est l’origine de ce mal?
Cette quête du Graal est donc une "queste", un questionnement. Être en quête, c’est questionner, poser les questions qui contiennent les réponses justes.
Perceval doit découvrir le sens de la blessure du roi-pêcheur, le sens du Graal et de son message.
Or, en se taisant, en se contraignant à ne pas questionner, Perceval rate sa mission. Il ne peut pas "guérir" le roi-pêcheur, parce que lui-même n'est pas guéri, pas assez conscient. Il est donc incapable d’accueillir et d’assimiler ces révélations, ces contenus de l’inconscient.
Guérir la blessure du roi-pêcheur ne consiste pas à soigner physiquement le roi-pêcheur, mais à sauver le masculin blessé. C’est faire œuvre de rédemption du masculin.
Ce n’est qu’en trouvant le sens profond d’une blessure qu’on peut la guérir. C’est en découvrant qui l’on est, son identité véritable, que l’on se guérit. Or, Perceval ne sait pas encore qui il est.
Comme le disait Jung: "Seul exerce une force de guérison ce que l’on est en réalité".
Guérir le roi-pêcheur, c’est aussi permettre au vieux roi son père de mourir et de quitter enfin ce monde où il ne vit plus que spirituellement. S’il est encore vivant, c’est parce que son fils, le roi-pêcheur, n’est pas guéri. Le vieux roi est l’archétype du "vieil homme" en nous qui doit mourir pour laisser naître le neuf.
Le réveil et la désillusion de Perceval
Perceval dormit jusqu’à l’aube. Quand il ouvrit les yeux, il ne vit personne près de lui. Il prit ses armes qu’on avait déposées au bout de la table et frappa à toutes les chambres, mais elles étaient toutes fermées. Il appela, en vain. Las de crier, il inspecta les cours, mais là non plus, il n’y avait personne. Son cheval était sellé. Il poussa la porte du château.
Le pont-levis était baissé et il alla voir aux environs si les valets n’y étaient pas. Comme il franchissait le pont, il sentit soudainement que les pieds de son cheval partaient vers le haut: la bête fit un bond et fort heureusement, elle sauta bien, sinon il se serait retrouvé en fâcheuse posture. Se retournant pour voir ce qui s’était passé, il s’aperçut qu’on avait relevé le pont.
Quand Perceval se réveille, tout est silencieux et désert. Le pont-levis est abaissé et au moment où son cheval le franchit pour retourner dans le monde réel, il manque de tomber et Perceval est presque désarçonné.
Cela révèle son état intérieur, son manque d’assise, son incapacité à résoudre le problème du château du Graal.
Un extrait de la philosophe Simone Weil illustre parfaitement cette quête inachevée et sa cause: "Seul un être prédestiné a la capacité de demander à un autre "Quel est donc ton tourment?", et il ne l'a pas en entrant dans la vie. Il lui faut passer par des années de nuit obscure où il erre dans le malheur, loin de tout ce qu'il aime et avec le sentiment d'être maudit. Mais au bout de tout cela, il reçoit la capacité de poser une telle question, et du même coup la pierre de vie est à lui. Et il guérit la souffrance d'autrui..."
Rencontre avec sa cousine: la demoiselle en pleurs
Perceval se lança alors à travers le bois et vit, sous un chêne, une pucelle qui criait, pleurait et se lamentait. "Malheureuse que je suis! Ah, la mort me frappe bien cruellement! Pourquoi a-t-elle pris son âme plutôt que la mienne? Quand je vois mort l’être que j’aimais le plus au monde, que me vaut de rester ici?"
La demoiselle était en deuil d’un chevalier qu’elle tenait sur ses genoux et dont la tête était tranchée. En voyant Perceval en grande et belle forme, elle fut étonnée et lui dit: "Je m’émerveille de ce que je vois. On pourrait chevaucher, comme tous le savent bien, vingt lieues dans la direction dont vous venez, sans rencontrer un hôtel qui fût loyal, bon et sain. Et pourtant, vous m’avez tout l’air d’avoir passé une nuit bien reposante dans une maison bien garnie. - Sur ma foi, belle, sachez que j’ai été accueilli dans un hôtel comme jamais je ne l’avais été encore. - Ah! Vous fûtes donc l’hôte du riche Roi Pêcheur? - Par le Sauveur, je ne sais s’il est pêcheur ou roi, sauf que, hier soir assez tard, j’aperçus deux hommes dans une barque qui glissait doucement sur l’eau: l’un des deux ramait, l’autre pêchait à la ligne. - Beau sire, il est roi, mais il fut blessé en une bataille et mutilé, de telle sorte qu’il perdit l’usage de ses jambes. C’est un coup de javelot dans les hanches qui l’a mis en cet état. Quand il veut se distraire, il se fait mettre en une barque et s’en va pêcher sur l’eau: c’est pourquoi on l’appelle le Roi Pêcheur. Il ne peut supporter aucun autre exercice. Dites-moi si vous vîtes la lance dont la pointe saigne. Et demandâtes-vous pourquoi elle saignait? - Je ne soufflai mot. - Dieu! Sachez que vous avez mal fait. Et vîtes-vous le Graal? - Oui. - Demandâtes-vous à ces gens où ils allaient ainsi? - Pas une parole ne sortit de ma bouche. - Ah Dieu! Quel est votre nom, ami?"
Et lui, qui ne savait pas son nom, le devina aussitôt et répondit qu’il s’appelait Perceval le Gallois.
"Ton nom est changé! répondit la demoiselle. À présent, tu t’appelles Perceval l’infortuné. Ah! Malheureux Perceval, comme tu es malheureux de n’avoir pas posé ces questions. C’eût été un tel bienfait pour le bon roi infirme qu’il eût retrouvé l’usage de ses jambes et eût été désormais capable de gouverner sa terre. Et quel service rendu à tous les autres! Mais maintenant sache qu’il en coûtera cher à autrui et à toi. Et c’est ton péché qui en est la cause, car tu as fait mourir ta mère de douleur. Je te connais mieux que tu ne me connais: tu ne sais pas qui je suis.
Pourtant je fus élevée avec toi chez ta mère où je demeurai longtemps. Je suis ta cousine germaine et tu es mon cousin germain. - Alors, que Dieu le miséricordieux ait pitié de l’âme de ma mère! Il me faut prendre une autre route maintenant. - Bel ami, où prîtes-vous cette épée qui vous pend au côté gauche et qui jamais encore n’a versé une goutte de sang ni n’a été tirée en un danger? Je sais bien où elle fut faite et qui la forgea. Gardez que vous n’y mettiez votre confiance; elle vous trahira, tout certainement, quand vous viendrez à la bataille, car elle volera en pièces. - Belle cousine, c’est mon hôte qui me la donna et j’y vis un beau présent. Mais si ce que vous me dites est vrai, vous m’inquiétez fort. Or dites-moi, si vous le savez, s’il arrivait qu’elle se brisât, serait-il possible de la refaire jamais? - Oui, mais il y faudrait de la peine. Qui saurait se frayer une route jusqu’au lac de Cotoatre, pourrait l’y faire forger et tremper à nouveau. Si l’aventure vous mène de ce côté, c’est chez Trébuchet, le forgeron, qu’il faut aller."
La souffrance du roi-pêcheur
Perceval rencontre des femmes qui lui révèlent des choses importantes et sont des figures féminines initiatrices.
Sa cousine lui révèle l’origine de la blessure du roi-pêcheur. Celui-ci a été blessé à la hanche au cours d'une bataille. Il souffre à tel point que seule la pêche le divertit.
La blessure à la hanche est une blessure de la virilité chez un homme. De nombreux héros sont blessés à la hanche: par exemple, Jacob dans la Bible qui lutte toute la nuit contre l’ange de Dieu, son inconscient, et en ressort blessé à la hanche, boiteux. La boiterie vient d’un problème à la hanche.
La hanche est la partie du corps qui sépare le haut et le bas, les parties dites "nobles" de celles dites "inférieures". Une blessure à la hanche évoque aussi la castration et l’impuissance, car l’organe de reproduction est atteint.
Le masculin ne peut plus être fécond, engendrer, créer. Il est coupé en deux, divisé et il est aussi coupé du féminin et de la terre, puisqu’il ne peut plus marcher.
Le père de Perceval, lui aussi, a été blessé à la hanche. Les deux lignées de Perceval, paternelle et maternelle, sont donc affectées par le même mal: la stérilité, la rupture avec la vie, avec le féminin.
Qui a causé la blessure du roi-pêcheur? Dans le conte, rien n’est précisé à ce sujet, mais dans d’autres versions, la blessure est due à un coup de javelot donné par une sorcière. Cela suppose qu’un élément féminin destructeur est à l’origine du mal.
Lorsqu’un homme rompt avec sa dimension féminine, parce qu’il la juge inférieure, trop instinctive ou trop naturelle, celle-ci se retourne contre lui. Le féminin étant la vie, c’est la vie qui se venge en lui. La blessure à la hanche rend l’homme stérile et impuissant sur tous les plans.
Le roi-pêcheur est blessé par un complexe inconscient dont il ignore tout: il s’agit peut-être de son féminin négatif. Tant qu’il n’aura pas clarifié et assimilé ce complexe, il restera blessé et souffrira.
C’est pourquoi il a besoin d’un fils plus conscient que lui pour le guérir et le sauver. Comme souvent les enfants dans une famille inconsciente et névrosée.
Collectivement, ce mythe renvoie aux problèmes du christianisme. Malgré son élan civilisateur au premier millénaire, le christianisme reste divisé et blessé. Au lieu d’unir l’instinct et l’esprit, la nature et la psyché, le christianisme les a scindés et dissociés, en cultivant une spiritualité coupée de la réalité et en refusant à l'instinct et la matière toute participation à la spiritualité.
Ce sont les femmes qui souffrent le plus de cette dissociation du masculin. Les hommes blessés à la hanche perdent le contact avec la terre, et ils blessent le féminin et la terre.
La blessure de la terre s’est perpétuée avec l’exploitation de la nature dont nous voyons les dramatiques conséquences actuellement.
Le christianisme est une religion d'hommes qui a négligé une chose essentielle: la spiritualité du "bas", la terre, l’instinct et le féminin. Le principe patriarcal et masculin - le Logos - a permis l’évolution de la conscience. Il a rendu l’homme maître de la nature, mais au prix d’une désacralisation, d’une violation de la nature, d’une "perte d’âme" et de spiritualité tragique.
Perceval découvre son identité
En parlant avec sa cousine, Perceval se rappelle soudain son vrai nom: "Perceval le Gallois". Sa cousine lui apprend aussi la triste nouvelle de la mort de sa mère dont il est la cause.
Perceval signifie celui qui "perce le val", celui qui est capable de voir au-delà des apparences, de percer le visible, d’accéder à l’invisible. C’est à la suite de son échec au château du Graal qu’il découvre sa véritable identité et son nom.
Le chevalier mort sans tête représente un aspect obscur de Perceval. Perceval s’est comporté comme un homme "sans tête", sans cervelle, parce qu’il a assisté au mystère du Graal sans poser la moindre question.
Grâce à sa cousine, Perceval comprend le lien entre son attitude vis-à-vis de sa mère et son silence face au Graal, cet archétype du féminin/maternel. S’il n’a pu poser les bonnes questions, c’est parce qu’il a blessé sa mère. Sans compter les mauvais conseils de son maître d’armes, de ces conseils que l’on donne aux enfants sages et bien éduqués, alors que c’est le contraire qui est juste.
Voyant son épée, sa cousine lui conseille de ne pas faire confiance à celle-ci. Finalement, la seule chose que Perceval rapporte du château du Graal n’est pas fiable, ce qui est très important. Car dans la chevalerie, l’épée symbolisait le chevalier lui-même, son âme.
Difficile intégration du féminin
Sa cousine refusant de l’accompagner, Perceval poursuivit son chemin. Il rencontra l’Orgueilleux de la Lande, ce chevalier qui réduisit à la misère la damoiselle agressée par lui autrefois. Il le vainquit et lui enjoignit, comme punition, de réparer ses torts vis-à-vis de la damoiselle, et lui révéla qu’il en était la cause.
Enfin, il prit le chemin du château du roi Arthur, mais il n’y parvint point. Il sombra dans une profonde méditation en apercevant trois gouttes de sang sur la neige, qui provenaient de la mort d’une oie sauvage tuée par un faucon. Ces trois gouttes de sang lui rappelèrent soudain Blanchefleur, et il demeura un long temps dans cet état, d’amour saisi.
C’est Gauvain, un très preux chevalier du roi Arthur, qui le retrouva pour le ramener à la cour où il fut fêté par tous. Il y eut néanmoins une ombre à ce tableau: une pucelle misérable et laide arriva sur une mule et, telle une prophétesse, reprocha à Perceval sa défaillance au château du Roi Pêcheur.
"Maudit soit qui te salue ou qui te souhaite ton bien, lui dit-elle, toi qui n’as pas pu saisir Fortune au vol quand elle s’est trouvée sur ton chemin. Tu entras chez le Roi Pêcheur, tu vis la lance qui saigne, et ce fut pour toi un tel travail d’ouvrir la bouche et d’émettre un son que tu ne pus t’enquérir pourquoi cette goutte de sang jaillit à la pointe de la lance. Tu vis le Graal et tu ne demandas pas quel riche homme on en servait. Tu es resté muet. Pourtant ce n’est pas le loisir qui t’a manqué alors. Quel malheur pour nous que ton silence! Si tu eusses posé la question, le riche roi dont la vie est si triste serait déjà guéri de sa plaie et tiendrait en paix sa terre, dont jamais plus il ne tiendra même un lambeau. Et sais-tu ce qu’il en adviendra? Les dames en perdront leur mari, les terres seront dévastées, les pucelles sans appui resteront orphelines et maint chevalier mourra. Tous ces maux, ce sera ton œuvre."
Chez le Roi Arthur, Perceval rencontre une jeune fille misérable qui lui reproche également son attitude au Château du Graal et ses conséquences négatives.
Avec l’épisode des trois gouttes de sang sur la neige, Perceval devient de plus en plus sensible au féminin: il se souvient de Blanchefleur et de son amour pour elle.
Il prend conscience de la souffrance qu’il a infligée à Blanchefleur en la quittant, et du féminin blessé figuré par les trois gouttes du sang.
Perceval devient plus mûr par rapport au féminin. Il écoute les paroles des femmes qui jouent un rôle essentiel dans sa vie. Et il décide de repartir en quête du Graal.
À ces mots, Perceval décida de repartir à la recherche du Château du Graal: aussi longtemps qu’il faudra, il ne couchera pas deux nuits en un même hôtel. Et il n’épargnera nul labeur jusqu’au jour où il saura enfin qui l’on sert du Graal, où il aura retrouvé la lance qui saigne et appris pourquoi elle saigne et à n’en pas douter.
Mais Perceval perdit la mémoire et oublia Dieu durant cinq longues années. Soixante chevaliers d’élite furent vaincus par lui et durent prendre le chemin de la cour du roi Arthur.
Les révélations de l'ermite
Un jour de Vendredi Saint, Perceval se retrouva devant une petite chapelle en pleine forêt, où vivait un ermite très saint: il tomba à ses pieds, reprenant soudain conscience de son état et se souvenant de son passé.
Il dit à l’ermite: "Je fus une fois chez le Roi Pêcheur et je vis la lance dont le fer saigne et la goutte de sang suspendue à la pointe, mais pour mon malheur je ne posai nulle question. Je vis le Graal aussi et négligeai de demander qui l’on en servait. J’en ai bien souffert depuis et j’aurais préféré la mort. J’oubliai le Seigneur, au point que, pas une fois dès lors, je n’implorai sa pitié, ni ne fis rien à mon escient par quoi j’eusse mérité cette pitié. - Quel est ton nom? demanda l’ermite. - Perceval, sire."
À ce mot, l’ermite, ayant reconnu le nom, soupira et dit: "Ton malheur est venu surtout d’un péché que tu ignores encore: c’est le chagrin que tu causas à ta mère, quand tu la quittas. Elle tomba pâmée à terre et elle mourut. Pour le péché que tu en eus, il advint que tu ne t’enquis ni de la lance ni du Graal. Et de là bien des maux ont fondu sur toi. Le péché te trancha la langue, et ton sens t’abandonna quand tu négligeas d’apprendre qui l’on servait du Graal. Celui qu’on en sert, sache-le, est mon frère. Ma sœur et la sienne fut ta mère, et quant au riche Roi Pêcheur, il est, je crois, le fils de ce roi qui se fait servir dans le Graal. D’une seule hostie qu’on lui porte dans le Graal, ce saint homme soutient sa vie. Le Graal est chose si sainte, et lui si pur esprit, qu’il ne faut à sa vie rien de plus que cette hostie qui vient dans ce vase. Il y a quinze ans qu’il est ainsi, sans jamais sortir de la chambre où tu vis entrer le Graal. Et maintenant, je vais t’enjoindre la pénitence que méritent tes péchés. Je te prie de rester avec moi céans deux jours entiers et de partager mes repas."
Perceval resta donc, entendit le service avec la joie la plus vive, après le service adora la croix et, pleurant sur ses péchés, se repentit amèrement de les avoir commis.
À la fin du conte, Perceval rencontre une figure masculine très spirituelle: l’ermite. Il se repent d’avoir oublié sa destinée durant 5 ans. L’ermite lui révèle alors le sens du Graal et son identité.
Le Graal est un vase sacré: il contient une hostie qui nourrit un roi confiné depuis 12 ans dans sa chambre. Ce deuxième roi est le père du roi-pêcheur.
Perceval apprend une chose fondamentale sur ses origines: l’ermite est le frère de sa mère, donc son oncle, c’est-à-dire un "père spirituel". Et le roi-pêcheur est également le frère de sa mère.
La mère de Perceval, l’ermite et le roi-pêcheur forment donc une fratrie et Perceval est le neveu des deux hommes. Le vieux roi est ainsi son "grand-oncle", un "grand père spirituel".
Perceval découvre sa lignée maternelle: il est issu d’un monde matriarcal qui est opposé au monde de la chevalerie patriarcal et au christianisme.
Sur le plan collectif, nous retrouvons l’opposition entre le matriarcat et le patriarcat.
Ces deux formes de sociétés sont fondées sur des principes opposés - le masculin et le féminin - et doivent être unifiées par Perceval. Mais il n’en a pas la maturité. Son "péché" est d’avoir négligé le maternel et le féminin. Et il a "laissé passer" le Graal sans parler et sans tenter de comprendre.
Perceval incarne cette scission, cette séparation entre le monde masculin de la chevalerie et le monde féminin, entre le père et la mère, entre le patriarcat et le matriarcat.
L’univers de la chevalerie disparaît après la découverte du château du Graal et la révélation de ses mystères. Cette disparition est suivie d’une régression du monde chrétien où le féminin est rejeté et les conflits exacerbés.
Les aventures et la destinée de Perceval s’arrêtent soudainement, en raison de la mort de Chrétien de Troyes. De nombreuses "continuations" lui ont donné une suite et une fin. Pour les unes, c’est Perceval qui réussira à retrouver le Château du Graal, à poser enfin les bonnes questions et à guérir le Roi Pêcheur et faire mourir le vieux roi. Selon d’autres, c’est un chevalier plus pur et plus mûr spirituellement qui réussira à achever la quête du Graal et à guérir le Roi Pêcheur, Galaad, fils adultérin de Lancelot et de la reine Guenièvre.
Le sens du mythe du Graal
Ce symbole féminin du Graal témoigne d’un désir profond de rééquilibrer le masculin et le féminin. La mythologie du Graal permet d’unir des éléments chrétiens et des éléments païens symboliques qui enrichissent et complètent une conception chrétienne trop unilatérale et incomplète.
Le parcours de Perceval s'achève dans la pénitence et le mysticisme où l’ermite lui transmet une prière secrète. Mais il ne lui révèle rien sur la lance qui saigne: il lui précise simplement que le sang n'a jamais été étanché.
Cela signifie que la blessure n’a jamais été guérie et qu’elle attend encore de l’être. La lance, féminine, a un lien avec la blessure infligée au féminin dans nos sociétés patriarcales.
On peut se demander si ce mythe a encore un sens dans notre société actuelle. Ce mythe s’est perpétué durant des siècles et continue de fasciner. Peut-être comble-t-il un besoin fondamental de l’être humain?
Dans notre civilisation, le patriarcat - le masculin - est malade, car il est figé dans des valeurs et un système qu’il ne parvient pas à transformer.
Le féminin ne semble toujours pas intégré et avoir sa juste place à côté du masculin. Les valeurs masculines se sont perverties et les relations en souffrent, notamment les relations pères-fils où il n’y a plus de transmission, de rites de passage, d’initiation...
Nécessité d'intégrer le féminin
Pour que l’homme se transforme, il doit intégrer le féminin, individuellement et collectivement. Il doit remettre en cause les valeurs dominantes actuelles et réintégrer des valeurs plus "chevaleresques", telles l’intégrité, la spiritualité, la justice, la défense du féminin blessé.
Le risque, à l’heure actuelle, est que le féminin prenne sa place de force, avec violence. Cela engendrerait un féminin possédé par son aspect négatif et non un féminin fondé sur des valeurs saines et naturelles. Alors, l’archétype de la mère toute-puissante ressurgira et prendra un pouvoir absolu et destructeur. Et Dame-Nature se fera de plus en plus destructrice.
Il est donc nécessaire que la femme elle aussi comprenne, accepte et retrouve en elle le masculin, en intégrant des valeurs masculines positives. Ainsi elle sera peut-être à même d’aider l’homme sur son chemin de transformation, et de rétablir l’équilibre et l’unité.
analyse mythes Perceval roi Arthur mythologie celtique chevalerie roi-pêcheur Graal christianisme quête de soi