"Errance" - Rêverie
- Par kleiberpat
- Le 07/04/2021
- Dans Monde Imaginaire - Contes, Fictions et Rêveries
ERRANCE - RÊVERIE
Il était une femme qui avait vécu mille choses. Bonnes et mauvaises, belles et laides, joyeuses et tristes. Toutes richesses lui avaient été données, puis toujours reprises. Elle ne comprenait pas cet implacable mouvement de sa vie, où il n’y avait rien à préserver. Et souvent, elle se retirait dans la solitude et l’obscurité.
Elle vivait dans une ville ancienne, entourée de remparts. Les habitations étaient désuètes, les ruelles herbeuses et boueuses. Elle vivait seule. Le soir, elle errait à travers la ville. Epuisée, découragée, elle finissait par s’asseoir sur un banc ou un muret. Les passants ne la voyaient pas. D’ailleurs, elle préférait ne pas l’être. Elle avait souvent mal. Mal à la tête, mal aux bras, mal à ses jambes qui ne la portaient plus qu’à grand peine.
Comment en était-elle arrivée là? Elle se posait sans cesse la même question, et n’y trouvait pas de réponse. Ce n’était pas la bonne question. Mais elle ne le savait pas. Elle ignorait qu’à une mauvaise question, il n’y avait jamais de réponse. Et que, pour obtenir une réponse, il fallait d’abord trouver la bonne question.
Assise sur un muret, le regard perdu dans le vague, elle ne voyait rien ni personne. La tête penchée, ses épaules s’affaissaient, et sa beauté se fanait avant l’heure. Elle ressemblait à une grande fleur sauvage que le froid et la pluie d’automne, survenus trop tôt, inclinaient vers la terre.
Elle aurait tant voulu être forte, droite comme un arbre. Cet arbre qu’elle voyait croître près du muret, serein et impassible.
Elle l’enviait de pouvoir accueillir sans broncher les tempêtes, la fureur des vents et des pluies, de laisser ses branches et ses feuilles être fouettées sans plier. Son tronc toujours solidement dressé vers le ciel. Mais voilà. Elle n’était pas un arbre, elle n’était qu’une fleur qui avait déjà perdu la plupart de ses pétales. Une longue tige surmontée d’un petit cercle si fragile qu’il pourrait être arraché à chaque instant. Alors, se disait-elle, elle s’effondrerait. Ce serait la fin. Et elle ne verrait plus l’arbre près du muret. Elle ne verrait plus rien, et la tige elle-même finirait par s’envoler, déracinée.
Quand cette image la taraudait, des larmes coulaient le long de ses joues, la rafraîchissant quelques instants. Elle les laissait couler comme le sang d’une blessure. Cela lui faisait du bien. C’était bon de les laisser s’écouler librement. Même si les regards des passants se détournaient, embarrassés ou indifférents. A ces instants, elle ne se souvenait plus comment elle était arrivée là, pourquoi elle était toujours seule, ni même où elle vivait précisément. Elle s’était laissé porter par le mouvement de la vie qui l’avait fait échouer en ce lieu. Et elle ne savait pas davantage pourquoi elle y était restée. Elle aurait aimé que le temps s’arrêtât un peu. Juste assez pour rester sur ce muret, laisser passer les choses. Simplement se reposer.
Un jour, elle demeura assise jusqu’à la nuit. Elle ne sentait pas la douceur insolite de l’air. Ce soir-là, une foule de gens s’était assemblée plus loin, comme pour regarder un spectacle. Elle ne voyait rien, ne sentait que ses larmes sur ses joues, comme une caresse. Elle avait mal, envahie par une peine profonde. Si ancrée en elle qu’elle ne s’en souciait plus.
De l’autre côté de la rue, un groupe compact s’amassait près d’un pont. Ce pont de vieilles pierres, comme une belle ligne courbe, chevauchait une rivière. Et comme il reliait deux vastes demeures seigneuriales, personne ne le foulait. De larges colonnes rondes le soutenaient. Il formait une sorte d’esplanade surplombant la rivière, les trottoirs, les petites maisons basses.
Ce soir-là, il se passait quelque chose d’inaccoutumé. Une chose qui attirait les passants et les contraignaient à s’arrêter. Des lampadaires étaient allumés, éclairant vivement le pont.
Intriguée malgré elle, la femme parvint à se lever. Elle contourna la foule. Personne ne la vit. Tous captivés par ce qu’ils regardaient avec fascination. Elle s’adossa contre l’une des colonnes plongées dans l’ombre. Là, elle était seule et invisible. Mais elle pouvait voir distinctement ce qui se passait sur le pont.
Au milieu, il y avait une sorte de fontaine emplie d’eau claire. Elle ne l’avait jamais vue auparavant. Peut-être l’avait-on installée pour le spectacle. Elle regarda autour d’elle. D’autres gens se groupaient sur les trottoirs, dans la rue, autour du pont. Aux fenêtres, apparaissaient des visages joyeux et rieurs. Des lumières s’en échappaient et éclairaient la rue. Le pont s’illuminait.
Quelques personnes entouraient la fontaine. Elles étaient toutes vêtues de longues mantes noires à capuches qui dissimulaient leurs visages et leurs cheveux.
Soudain, foudroyée par une présence au-dessus d’elle, la femme releva la tête et s’agrippa à la rude pierre de la colonne. Quelqu’un apparaissait sur le pont. A présent, la foule était muette, les visages graves. On ne voyait que l’ombre de celle qui était apparue. Une ombre démesurée.
C’était une femme presque nue, enveloppée d’une étoffe transparente. Grande et magnifique, noire. Ses formes étaient harmonieuses. Il se dégageait d’elle une majesté et une harmonie à couper le souffle.
Des murmures emplirent l’espace, des paroles furent échangées. La femme noire s’approcha de la fontaine à pas scandés. Elle rejeta l'étoffe qui l’enveloppait, et totalement dévêtue, entra dans l’eau. Les personnes en mantes noires l’entourèrent, formant un cercle autour d’elle et la fontaine.
Affaissée contre la colonne, la femme fut si stupéfaite par ce spectacle qu’elle vacilla et tomba à terre. Elle sentit l’herbe et la terre humide sous son corps. Elle ne bougeait plus. Une voix venant de la terre lui chuchota:
"Tu ne sais pas qui tu es, ni ce que tu fais là, mais moi, je le sais. - Comment? balbutia la malheureuse. - Je suis une déesse très ancienne. Je suis aussi la voix de la sagesse qui te parle. Je suis celle que tu attends sans savoir que tu l’attends. Et je sais ce que tu fais en ce lieu depuis si longtemps. - Comment t’appelles-tu? osa demander la femme, en relevant la tête. - Je m’appelle comme toi, souffla la voix d’une douceur ineffable. À présent, tu vas te relever et quelqu’un viendra pour te conduire ailleurs."
La voix se tut. Hébétée, la femme se releva avec difficulté. Elle secoua ses vêtements imprégnés de terre. Regarda autour d’elle. Elle ne voyait plus ce qui se passait sur le pont. Les spectateurs continuaient de le fixer dans un silence sacré.
Devant elle, se tenait un homme. Elle ne comprit pas, ferma les yeux un bref instant, croyant à un rêve. Lorsqu’elle les rouvrit, l’homme était toujours là. Il était jeune, beau, vêtu comme un bouffon de couleurs vives. Il se mouvait avec joie et légèreté.
"Viens! lui dit-il avec désinvolture, en la prenant par les épaules et la poussant dans la rue. Viens avec moi. Tout est prévu. On m’a dit de t’emmener. Je suis là pour cela. Allons, marchons, éloignons-nous de ce lieu. Tu n’as plus rien à y faire.
- Qui es-tu pour me parler ainsi? rétorqua-t-elle indignée. Tu pourrais tout aussi bien me porter sur ton dos!
- C’est une idée, en effet, acquiesça l’homme en souriant de toutes ses dents. Mais tu peux marcher. Tu n’as pas besoin qu’on te porte. On m’a simplement demandé de te guider, de te réconforter et de t’emmener.
- Où m’emmènes-tu?
- Tu verras! À présent, hâtons-nous. Le spectacle est fini!"
Elle le suivit. Sans penser à rien. Elle se souvenait de la fontaine, de la merveilleuse femme noire qui s’y baignait. Mais elle ne se souvenait pas de la voix qui lui avait parlé, lorsqu’elle était étendue par terre.
Ils longèrent la rivière. L’homme la soutenait, son bras entourant ses épaules. Elle sentait qu’elle marchait vite et bien, sans douleur. L’homme était léger et gai, il déversait un flot de paroles qu’elle ne parvenait pas à suivre, mais qui lui faisaient du bien et la stimulaient.
Il n’y avait plus âme qui vive dans la rue. Tout le monde s’était dispersé. Cela lui importait peu. Elle n’était plus seule. Et elle savait qu’elle allait quelque part. Qu’elle y arriverait grâce à ce magicien surgi de nulle part. Elle ne s’intéressait plus à l’extraordinaire femme noire qui s’était donnée en spectacle sur le pont. Elle se laissait aller près de l’homme qui l’entraînait hors de la ville, toujours plus loin.
Ils se retrouvèrent dans la campagne obscure. Mais au loin, une lueur guidait leurs pas, comme une étoile. Enfin, ils arrivèrent devant une maison emplie de monde. Ils entrèrent et le magicien les salua tous. Ce n’étaient pas les mêmes personnes que ceux de la ville, qui l’ignoraient et passaient à côté d’elle sans la voir.
Ceux-là étaient d’une gaieté folle et s’apostrophaient avec chaleur. La salle était baignée de lumière. Une lumière éclatante et chaude.
"Comprends-tu enfin? lui glissa l’homme à l’oreille. Comprends-tu à présent?
- Non.
- Tu es arrivée chez toi!"
Alors, elle les vit, tous ceux qu’elle avait appelés en vain et qu’elle avait fini par oublier. Elle les vit tous, et ils la saluèrent, lui prirent la main, lui dirent des paroles amicales. Tous ceux qu’elle croyait inexistants, ou n’être que des figures rêvées. Ceux qu’elle avait appelés en silence lorsqu’elle était seule. Ceux qu’elle appelait ses âmes-sœurs. Elle les reconnut, elle leur parla. Et son visage, peu à peu, s’éclairait. Transformée, elle vagabonda parmi eux avec l’homme noir, le bouffon coloré, le magicien qui l’avait guidée et ramenée en ce lieu auquel elle ne croyait pas.
Mais ce lieu existait, ces humains existaient. C’était son lieu et son feu. Et soudain, elle comprit qu’elle avait rêvé la ville, la solitude, le pont et même la majestueuse femme noire. Que tout ce qu’elle avait vécu n’était qu’un mauvais rêve. Et qu’elle s’était réveillée et retrouvée dans le lieu qui était le sien depuis toujours.
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