Destin de femme: Se détacher du "vert paradis de l'enfance" - "Neigeblanche et Roserouge"

Neigeblanche et Roserouge - Conte Grimm

 

ÉLÉMENTS D'ANALYSE DE "NEIGEBLANCHE ET ROSEROUGE" (conte de Grimm)

 

Une pauvre veuve vivait dans une petite chaumière. Elle avait deux rosiers dans un petit jardin, devant sa maison: l’un portait des roses blanches et l’autre des roses rouges. Elle avait aussi deux fillettes qui ressemblaient aux deux rosiers: l’une s’appelait Neigeblanche et l’autre Roserouge.

"Vert paradis de l'enfance"

Rosier rouge et blanc

 

C’étaient les petites filles les plus sages du monde, obéissantes et actives, pieuses et au bon cœur. À l’exception de Neigeblanche, qui était encore plus douce et plus calme que Roserouge. Roserouge aimait courir les prés ou les champs pour y cueillir des fleurs ou attraper des papillons. Neigeblanche préférait rester près de sa mère, l’aidant au ménage ou lui faisant la lecture. 

Les deux fillettes s’aimaient tant qu’elles se tenaient toujours par la main quand elles allaient se promener, et si Neigeblanche disait à sa sœur: "Nous ne nous séparerons jamais", Roserouge répondait: "Jamais, tant que nous vivrons." Leur mère ajoutait alors: "Tout ce que l’une aura, elle devra le partager avec l’autre."

Absence du masculin

Les deux héroïnes du conte, Neigeblanche et Roserouge, vivent avec leur mère aimante dans une maison isolée. Elles mènent toutes trois une vie idyllique et paradisiaque. C’est le "vert paradis de l’enfance" où tout n’est qu’harmonie et innocence. Mais il semble que dans une telle vie, tout soit trop beau, parfait et idéal pour être vrai…

Les filles sont figurées par deux rosiers, un blanc et un rouge. Neigeblanche évoque Blanche Neige, avec sa pureté et son innocence; Roserouge symbolise l’amour, un amour enfantin et "sans épines". En réalité, elles vivent dans une "bulle" et n’ont aucun contact avec le monde extérieur, masculin notamment.

Psychologiquement, ces deux filles ont un complexe maternel positif: elles sont influencées par une mère très positive et sont sages, gentilles et surprotégées. Il ne leur arrive jamais rien de fâcheux, même lorsqu’elles prennent des risques. La nature semble les protéger totalement.

Les femmes qui ont un complexe maternel positif ont foi et confiance en elles, en vertu d’une identification à leur mère et ses qualités positives. Lorsqu’elles deviennent adultes, elles se comportent avec leur compagnon et leurs enfants comme leur mère, ont les mêmes intérêts, s’occupent de leur maison de la même manière, etc. 

Cependant, une telle identification a également des effets négatifs: l’inertie, le conformisme, le manque d’évolution et de progression, la pauvreté intérieure, et particulièrement l’incapacité de se défendre contre la cruauté et la violence du monde.

Collectivement, ce conte est imprégné de culture occidentale patriarcale et chrétienne, et traduit un problème caractéristique de cette civilisation. Dans les sociétés patriarcales, le masculin et le féminin n’ont jamais eu de relation juste et équilibrée: il y a toujours eu des groupes de femmes où tout était harmonieux comme dans le conte, des petits "paradis" féminins; dans les familles, les femmes restaient entre elles et négligeaient les hommes; et vice versa.

Il semble que cette tendance réapparaisse dans notre société où l’on a érigé la mixité comme principe: il y a de nombreux réseaux féminins ou masculins nés ces dernières décennies, notamment par le biais d’Internet…

En y réfléchissant, cette différenciation n’est pas totalement négative: dans le conte, la vie de la mère et ses filles correspond parfaitement à la nature féminine, à l’essence du féminin. C’est une vie faite de beauté et d’harmonie, en relation avec la nature. Alors que l’homme rationnel et intellectuel a tendance à ignorer et à négliger cet aspect fondamental de la vie: la beauté, l’harmonie, la plénitude, la relation avec la nature...

Au début du conte, les 3 personnages féminins représentent l’incomplétude du chiffre 3 - le chiffre de la totalité étant le 4 qu’on cherche toujours à atteindre. Il y a ici une triade féminine où le 4ème manque, à savoir le masculin - qui pourrait être figuré par le père. Cela provoque un grand déséquilibre entre le féminin et le masculin inexistant.

Et ce sont les deux héroïnes qui devront rétablir l’équilibre en affrontant un masculin d’abord négatif avant de découvrir et d’assimiler le masculin positif. 

Protection angélique

Sur le plan psychologique, si, dans un monde féminin, il n’y a pas de masculin, celui-ci va se manifester négativement pour qu’on lui accorde l’attention nécessaire. 

Ce processus et ses effets sont manifestes dans ce conte: contrairement à la morale conformiste, des femmes trop généreuses, trop féminines, trop gentilles, trop dévouées risquent tout simplement de se "faire avoir" par le masculin. Cet aspect négligé et inconnu de leur psyché, à savoir le masculin, va s’éveiller soudain en elles de manière négative, puis leur attirer des déconvenues avec les hommes.

 

Il arrivait souvent aux fillettes d’aller seules dans les bois pour chercher des baies rouges. Aucun animal ne leur faisait de mal, s’approchant d’elles sans crainte. Le lièvre venait manger du chou dans leurs mains, le chevreuil et le cerf gambadaient près d’elles, tandis que, dans les arbres, les oiseaux chantaient pour elles. Jamais il ne leur arriva la moindre mésaventure, et si elles se laissaient surprendre par la nuit dans la forêt, elles se faisaient un lit de mousse et dormaient en paix jusqu’au matin. Leur mère le savait et ne s’inquiétait pas pour elles. 

Un jour qu’elles avaient passé la nuit dans la forêt, elles avaient été surprises à leur réveil de voir à côté de leur couche un bel enfant dans une robe d’une blancheur éblouissante. Il s’était levé et, après les avoir regardées avec amitié, s’était éloigné sans prononcer un mot, disparaissant dans la forêt. Elles se rendirent compte alors qu’elles avaient dormi tout près d’un précipice et qu’elles y seraient tombées si elles avaient fait quelques pas de plus. Leur mère leur dit qu’elles avaient dû voir l’ange qui veille sur les enfants sages.

 

Ange-enfant dans l'herbe

Harmonie et Plénitude

 

Neigeblanche et Roserouge sont de surcroît protégées par un ange. Il s’agit de l’ange gardien des enfants qui correspond à une croyance traditionnelle apparue au 18ème siècle seulement. 

Psychiquement, l’ange gardien est en lien avec l’inconscient des parents: si l’atmosphère au sein d’une famille, issue de l’inconscient des parents, est harmonieuse, saine et vivante, l’instinct ou l’inconscient des enfants va être positif et va les protéger. Le contraire est également vrai.

 

C’était un plaisir de voir la petite maison si proprette de leur mère. Roserouge s’en occupait l’été et ne manquait pas d’apporter à sa mère chaque jour un bouquet de fleurs fraîches contenant une rose de chaque rosier. En hiver, c’était Neigeblanche qui se levait pour allumer le feu et pendre le chaudron à la crémaillère; c’était un chaudron de cuivre jaune qui brillait comme de l’or tellement il était bien récuré et poli. Et le soir quand il neigeait, la mère disait: "Va, Neigeblanche, pousser le loquet." Elles s’installaient près du feu, la mère chaussait ses lunettes et lisait à haute voix dans un gros livre, tandis que les fillettes filaient la quenouille tout en l’écoutant. Un agnelet se chauffait, couché à leurs pieds, et derrière elles une colombe dormait sur un perchoir, la tête cachée sous l’aile.

 

Maisonnette dans paysage de neige

L'ours

Dans cette vie idéale, le monde animal et l’instinct sont figurés par deux animaux doux et inoffensifs qui vivent avec les 3 femmes: l’agneau et la colombe. 

Ces deux animaux sont essentiels dans le Christianisme: la colombe symbolise la douceur, l’innocence, la spiritualité; l’agneau symbolise la soumission et a une dimension « victimaire » puisque le Christ sacrifié est assimilé à un agneau.

Mais le Christ a également dit: "Soyez doux comme la colombe et rusés comme le serpent", ce qui est une leçon de vie, la "ruse" étant nécessaire dans la vie pour se protéger et se défendre. C’est cela que les deux filles vont devoir apprendre tout au long du conte, à travers leur épreuves.

 

Un soir qu’elles étaient ainsi devant l’âtre, quelqu’un frappa à la porte. La mère dit: "Va vite ouvrir, Roserouge, c’est sans doute quelque voyageur attardé qui demande à s’abriter." Roserouge courut tirer le loquet, pensant que c’était un pauvre homme. Mais c’était un ours qui avança sa grosse tête noire entre la porte et le montant. Roserouge se rejeta en arrière en poussant un cri, l’agneau se mit à bêler, la colombe à battre des ailes, et Neigeblanche courut se réfugier derrière le lit de sa mère. Mais l’ours leur dit: "N’ayez pas peur, je ne vous ferai pas de mal. Je suis à demi-gelé et je voudrais seulement me réchauffer un peu chez vous. - Pauvre ours, dit la mère, viens près du feu, mais prends garde de ne pas roussir ta fourrure". Elle appela aussitôt: "Neigeblanche, Roserouge, revenez. L’ours ne vous fera pas de mal; il n’a que de bonnes intentions."

Elles se rapprochèrent toutes deux, puis l’agnelet et la colombe se rapprochèrent également, oubliant leur première crainte. L’ours dit: "Vous, les enfants, enlevez-moi un peu la neige qui est dans mon pelage." Elles prirent le balai et lui débarrassèrent le poil de toute la neige; il s’étendit devant le feu, grognant de contentement et de bien-être. Puis, tout à fait rassurées, elles se mirent à taquiner leur hôte pataud. Elles ébouriffaient sa fourrure avec leurs mains, mettaient leurs petits pieds sur son dos, le roulaient de côté et d’autre, ou, prenant une branche de noisetier, le fouettaient et, quand il grognait, elles riaient. 

 

L'animal positif

Ours couché sur pierre

 

L’ours les laissait faire de bonne grâce, s’écriant seulement, quand elles allaient trop loin: "Laissez-moi la vie, les enfants. Neigeblanche, Roserouge, tu assommes ton fiancé." Quand ce fut l’heure de dormir, la mère dit à l’ours: "Tu peux bien rester et dormir devant l’âtre; tu seras à l’abri du froid et du méchant temps." Quand le jour blanchit, les enfants tirèrent le loquet et le laissèrent partir, et, trottant dans la neige, il s’enfonça dans la forêt. Et depuis ce jour-là, chaque soir à la même heure, l’ours revint se coucher près du feu, laissant les fillettes s’amuser avec lui. On s’habitua même si bien à sa présence dans la maisonnette que le verrou ne fut jamais tiré avant le retour du noir compère.

 

Premier contact avec le masculin

Le masculin surgit dans la vie de Neigeblanche et Roserouge sous la forme d’un ours qui vient frapper à leur porte une nuit d’hiver: c’est un animal dangereux et menaçant qui effraie les femmes et les animaux.

Jung considérait l’ours comme le symbole de l’aspect dangereux de l’inconscient: en effet, l’ours est lunaire, chtonien (tellurique), ambivalent, cruel, sauvage.

Dans ce conte, il n’est pas étonnant que le masculin apparaisse d’abord sous cet aspect inquiétant. De plus, il arrive la nuit, dans l’obscurité, le froid et la rigueur de l’hiver, ce qui n’est pas fortuit.

L’ours survient dans cette vie féminine idéale qui ne peut pas durer indéfiniment et a besoin de transformation et d’évolution. 

Psychologiquement, cette apparition de l’ours représente l’apparition du masculin que les filles doivent intégrer en développant des qualités masculines, de la combativité, du discernement… tout ce dont elles sont dépourvues en raison de leur excessive gentillesse et innocence.

La gentillesse excessive est caractéristique des femmes très féminines dont le masculin est assoupi: elles sont semblables à des "belles au bois dormant" que la vie traverse, néglige, écrase, exploite ou trahit.

Aussi, l’intégration de ces aspects masculins est-elle difficile pour elles: cela doit être réalisé avec justesse, de la bonne manière. Les femmes doivent surtout éviter d’intégrer les aspects négatifs du masculin et discerner ses aspects positifs: la combativité et l’agressivité saines qui permettent de se défendre, se protéger, s’intégrer dans le monde, les capacités intellectuelles, créatrices et spirituelles, la connaissance et l’objectivité qui aident à voir le monde tel qu’il est et non par le filtre de la subjectivité féminine, etc.

Le masculin apparaît donc sous cette forme primitive, instinctive, inquiétante et animale de l’ours. Mais, en dépit de leur peur initiale, les petites filles constatent rapidement qu’il n’est pas inquiétant et se laisse facilement apprivoiser.

Sur le plan psychologique, elles ont une bonne attitude: la relation s’établit aisément avec le masculin. Cela signifie que le contact s’établit entre le conscient et l’inconscient sans problème, sans conflit, sans résistance, ce qui est une condition sine qua non pour intégrer positivement le masculin.

Départ de l'ours

La symbolique de l’ours est très riche. Il est à la fois féminin et masculin. Il est une divinité féminine dans de nombreuses civilisations: dans la mythologie grecque, il est l’animal de la déesse-mère; dans le Christianisme, il est associé à la Vierge Marie; Arctos, la constellation de la Grande Ourse, est féminine.

En Grèce, on rendait un culte à la déesse Artémis de Brauron qui avait une forme d’ourse. Des jeunes filles de bonne famille étaient consacrées à son service à leur puberté. Durant cette période, elles se comportaient en "garçons manqués", en "ours mal léchés", de manière grossière, instinctive, sans se laver…  On les appelait "oursonnes": ainsi, cela leur permettait d’être protégées par leur peau d’ours et de développer leur personnalité sans être confrontées trop jeunes à la sexualité, aux maternités précoces, et de vieillir avant l’âge. Il serait intéressant de réfléchir à ce problème à l’heure actuelle.

Sur le plan psychologique, les filles "ourses" sont sensibles et délicates: en général, ce type de filles s’intéressent davantage aux études que les autres et ont de mauvais résultats dès qu’elles tombent amoureuses. Donc, pour certaines adolescentes et jeunes filles, rester entre elles n’est pas totalement négatif.

On peut d’ailleurs s’interroger sur la mixité: est-ce que la mixité totale, dès le début de la vie d’un enfant, est absolument positive? Le masculin et le féminin s’attirent et s’opposent à la fois: lorsqu’ils sont en opposition, chacun cherche à dominer ou à séduire l’autre, surtout à l’adolescence. Cela pose des problèmes qu’on n’a toujours pas résolus à l’heure actuelle: à savoir, apprendre à cohabiter et à collaborer, à avoir des relations saines et équilibrées, à accepter l’autre dans sa différence…

 

Quand revint le printemps et que tout reverdit, l’ours dit un matin à Neigeblanche: "Il est temps que je m’en aille, et je ne pourrai pas revenir de tout l’été.  - Mais où vas-tu donc ainsi? demanda Neigeblanche. - Dans la forêt où je dois protéger mes trésors contre les méchants nains. En hiver, quand la terre est gelée, il leur faut rester dessous. Mais à présent que le soleil l’a dégelée et réchauffée, ils la traversent, montent à la surface et fouillent partout pour voler. Ce qui est tombé une fois entre leurs mains et emporté dans leurs caves ne revoit pas facilement la lumière du jour."

Apparition du nain

Neigeblanche se sentit toute triste de ce départ. Quand elle lui déverrouilla la porte, l’ours se hâta de sortir, il se prit la fourrure dans le loquet et s’écorcha en passant. Neiblanche crut voir briller quelque chose comme de l’or. L’ours s’éloigna vite et disparut bientôt parmi les arbres de la forêt.

 

À la fin de l’hiver, l’ours annonce aux filles son départ, leur expliquant qu’il doit préserver ses richesses des mauvais nains. Cette déclaration annonce l’apparition du nain et son lien avec l’ours.

Lorsqu’il disparaît, Neigeblanche aperçoit de l’or sous son pelage: cela signifie qu’il y a une grande richesse intérieure derrière son apparence d’ours. Par ailleurs, lors de leurs jeux, l’ours avait évoqué le fait qu’il était leur "fiancé", ce qu’elles ne purent comprendre à cette étape de leur parcours.

 

Peu de temps après, leur mère envoya les fillettes dans la forêt ramasser du petit bois. Elles trouvèrent un gros arbre qui gisait abattu sur le sol et, près du tronc, quelque chose d’indistinct sautillait dans l’herbe. S’approchant, elles virent que c’était un nain dont le visage était tout vieux et ridé, avec une barbe blanche comme neige et très longue, dont le bout était pris dans une fente du tronc. Il tirait dessus, sautait et se débattait comme un jeune chien au bout de sa corde, sans savoir quoi faire. 

 

Gnome assis contre arbre

Masculin agressif et méprisant

 

Fixant les fillettes de ses yeux d’un rouge de braise, il glapit: "Qu’avez-vous donc à rester plantées là? Ne pouvez-vous pas venir me donner un coup de main? - Qu’as-tu donc fait, petit homme? questionna Roserouge. - Oie stupide et curieuse, je voulais fendre cet arbre pour faire du menu bois pour ma cuisine. Les grosses bûches, cela ne nous convient pas, c’est tout juste bon pour brûler nos petits plats, car nous n’engloutissons pas des masses comme vous autres, peuple de gloutons grossiers. J’avais déjà bien enfoncé mon coin, mais ce maudit bois était trop lisse: le coin a sauté soudain et l’arbre s’est refermé si vite que je n’ai pas eu le temps de retirer ma belle barbe blanche. Maintenant elle est prise et je ne peux plus m’en aller. Et vous riez, faces de lait lisses et niaises! Pouah, que vous êtes donc laides!" 

Les fillettes se donnèrent beaucoup de peine sans parvenir à dégager la barbe, tellement elle était fermement pincée. "Je vais courir chercher de l’aide, dit Roserouge. - Têtes de moutons folles, glapit le nain, aller chercher encore du monde alors qu’à vous deux c’en est déjà autant de trop! C’est tout ce que vous trouvez? - Ne t’impatiente pas, je sais ce que nous allons faire", lui dit Neigeblanche. Elle prit ses petits ciseaux dans sa poche et coupa la pointe de la barbe. Sitôt libre, le nain attrapa son sac entre les racines de l’arbre qui était plein d’or, le souleva et partit en grommelant: "Peuple de rustres! Me couper un bout de ma fière barbe. Que le coucou vous le rende!" Il jeta son sac sur son dos et s’en alla sans un regard aux deux fillettes.

 

Neigeblanche Roserouge et nain

Bienveillance dangereuse

Le nain est la seconde figure masculine qui surgit dans la vie des deux filles. Contrairement à l’ours, il est très négatif, agressif et méprisant.

En général, les NAINS sont des personnages plutôt positifs et accompagnent souvent les fées, comme dans "Blanche-Neige". Ils travaillent dans des mines et amassent des trésors, ils sont de remarquables artisans, orfèvres et tisserands.

Dans la mythologie germanique, il y a un nain célèbre qui s’appelle Allwis ("je sais-tout"). Dans la mythologie grecque, les nains ou Cabires sont les compagnons de la Grande Mère. Ils sont également forgerons et artisans, des créatures chtoniennes et obscures qui vivent sous la terre et connaissent les mystères de la vie grâce à leur petite taille qui leur permet de tout voir et entendre.

Psychologiquement, les nains sont en relation avec le féminin. Ils apparaissent plus souvent dans les rêves des femmes que dans ceux des hommes, et symbolisent des pulsions créatrices sur le point d’émerger de l’inconscient, encore dissimulées et inconscientes.

 

Quelques jours plus tard, Neigeblanche et Roserouge allèrent pêcher du poisson. Quand elles arrivèrent près de l’eau, elles virent une sorte de grosse sauterelle qui sautillait vers l’eau comme pour y plonger. Elle accoururent et reconnurent le nain. "Où donc veux-tu aller? lui demanda Roserouge. Tu ne veux pas te jeter à l’eau? - Je ne suis pas fou à ce point, s’écria le nain, ne voyez-vous donc pas que c’est ce poisson de malheur qui me tire?" Le nain s’était assis là pour pêcher, et le vent avait emmêlé sa barbe à sa ligne; et, lorsqu’un gros poisson avait mordu, la faible créature avait eu trop peu de force pour le tirer et le poisson avait eu le dessus et attirait le nain. Bien que celui-ci s’aggrippât aux touffes d’herbes et aux joncs, cela ne lui servait pas à grand chose. Il était entraîné par les mouvements du poisson et en grand danger de se noyer. 

Les fillettes arrivèrent à temps et s’efforcèrent de démêler la barbe du fil, mais sans y réussir, car la barbe et la ligne étaient inextricablement mêlées. Il ne leur resta plus qu’à prendre les petits ciseaux et à couper un peu de la barbe. Quand il s’en aperçut, il leur cria, furieux: "Est-ce que ce sont des façons, vous, crapauds, de massacrer ainsi le visage des gens? Non contentes de m’avoir déjà coupé la pointe de ma barbe, voilà maintenant que vous en taillez le meilleur bout. Je n’oserai plus me montrer aux miens. Je souhaite que vous couriez jusqu’à en perdre les semelles de vos chaussures!" Puis il empoigna un sac de perles qui était dans les roseaux et, sans un mot de plus, disparut derrière une grosse pierre.

Le nain voleur

Après quelque temps, ayant besoin de fil et d’aiguilles, de lacets et de rubans, la mère envoya les fillettes à la ville. Le chemin traversait une lande parsemée de grands rochers. Les enfants virent un grand oiseau planer dans le ciel en tournant puis descendre progressivement; il fondit soudain et disparut derrière un rocher près d’elles. 

Aussitôt après, elles entendirent un cri perçant de détresse. Elles accoururent et virent, avec effroi, que l’aigle avait saisi leur vieille connaissance le nain, et s’apprêtait à l’emporter. Prises de pitié, les fillettes agrippèrent le petit homme et le tirèrent si bien de leur côté que l’aigle lâcha sa proie. A peine revenu de sa frayeur, le nain cria avec colère: "Ne pourriez-vous pas me traiter avec plus de ménagement? Vous avez tellement tiré sur mon habit fin qu’il est en loques et tout troué, lourdaudes et maladroites que vous êtes." Reprenant son sac de pierres précieuses, il se faufila sous le rocher dans sa grotte.

 

Sac et pierres précieuses

Masculin négatif

Dans ce conte, le nain représente non seulement le masculin négatif des petites filles, mais également l’aspect sombre de l’ours auquel il a dérobé ses richesses et lancé une malédiction. Le nain figure donc l’ennemi intérieur dont il faut se débarrasser.

Pour une femme, un tel nain agressif figure l’aspect négatif de son masculin qui se manifeste dans sa vie par de l’irritation, de la colère, des conflits, des disputes…

Ce nain s’avère en effet si "bête et méchant" qu’il se met dans des situations inextricables. D’abord sa barbe est prise dans la fente d’un arbre, puis, il l’emmêle à sa canne à pêche, et enfin, il est emporté par un aigle. Et à chaque fois, les filles le délivrent avec gentillesse et habileté. Mais cela ne sert à rien, bien au contraire. Le nain se montre de plus en plus ingrat, méchant et injuste vis-à-vis d’elles.

Psychiquement, c’est l’une des caractéristiques du masculin exacerbé chez une femme: être ingrate, perdre tout sens de l’humour et tomber dans la toute-puissance. Si une femme est prise dans de telles émotions, elle devrait tenter de savoir QUI agit en elle et comprendre que c’est son masculin négatif et non la femme qu’elle est. Malheureusement, une fois dominée par l’émotion, elle ne peut plus réfléchir, et il lui faut attendre d’être apaisée pour comprendre qu’elle a été aveuglément possédée.

Une femme doit toujours "se coltiner" le masculin négatif avant de rencontrer le masculin positif et d’établir une bonne relation avec lui. Tout comme les héroïnes du conte, qui ne peuvent se marier que lorsque le masculin négatif a été supprimé après une triple confrontation avec lui.

Collectivement, cette situation évoque les premiers mouvements féministes qui étaient très agressifs. Il en est de même des comportements négatifs des femmes actuelles qui sont dominées par leur masculin négatif et ont intégré les aspects les plus négatifs des hommes.

Le nain porte une barbe, ce qui est un détail non anodin. L’homme à barbe apparaît dans de nombreux contes de fées: "Barbe bleue" est la figure masculine la plus destructrice pour la femme et il faut le tuer pour s’en débarrasser. Il est impossible de l’apprivoiser ou de l’assimiler. 

En général, la barbe est symbole de courage, de sagesse, de virilité: de nombreux dieux et héros sont représentés avec une barbe. La barbe et les poils en général rappellent notre origine animale: se raser ou s’épiler signifie dépasser notre condition animale. Les poils représentent ce qui est primitif et instinctif, mais leur sens est différent selon la partie du corps où ils poussent. 

La barbe pousse autour de la bouche: elle représente donc les pensées et les mots qui jaillissent de notre bouche souvent à notre insu, les paroles superficielles et vides, la logorrhée verbale qui caractérise notre civilisation intellectualisée, où l’on parle souvent pour ne rien dire. La barbe du nain représente ces pensées qui s’expriment inconsciemment, cet aspect verbeux du masculin négatif. Pour lutter contre cela, il faudrait attraper la barbe et l’arracher pour stopper le flot de paroles du masculin négatif. 

Malheureusement, les petites filles n’arrachent pas la barbe du nain: toujours gentilles, elles en coupent une partie pour le sauver et le délivrer, ce qui lui permet de continuer à agir négativement.

Complaisance et pitié

On peut se demander pourquoi le masculin négatif est représenté par un nain dans ce conte. Le nain symbolise une créativité naissante qui n’est pas encore conscientisée: lorsqu’une femme est perturbée par de tels affects, elle ressent en elle des pulsions créatrices, des dons, des talents qu’elle n’a pas encore réussi à incarner et à réaliser. Elle est irritée par cette aspiration, et cela provoque en elle un déchaînement d’énergie non exprimée. Alors, elle est de mauvaise humeur, irritable, frustrée, angoissée, revendicatrice, ingrate - tout ce qui caractérise le comportement du nain dans ce conte.

Cette manifestation émotionnelle est impossible à maîtriser et à canaliser: il faut lui donner un grand coup sur la tête. Malheureusement, on n’a pas toujours le courage et l’à-propos de le faire au bon moment. On ne parvient pas à se dire: "Tout cela n’a pas de sens, je ne vais pas continuer à ressasser cela indéfiniment…", et l’on se dit: "C’est peut-être très important, il faut que je l’analyse…". C’est ainsi que l’on continue à "s’emmêler les pédales" dans des raisonnements vains et stériles et que l’on ne pense pas avec justesse.

Le masculin positif ou négatif dépend de notre attitude consciente par rapport à lui: dans ce conte, les héroïnes ne parviennent pas à résoudre le problème du nain/masculin, car à chaque fois elles le libèrent par gentillesse et compassion.

On retrouve ici la tendance féminine à avoir pitié des autres et à les aider sans réserve et sans clairvoyance: c’est une tendance "archétypique" qui vient de l’instinct maternel.

Psychologiquement, en étant généreuses et bienveillantes, les filles sont complaisantes vis-à-vis de leur masculin négatif: en voulant toujours faire le bien, être gentilles et généreuses, elles empêchent les choses de se dérouler naturellement. Elles sont conditionnées par une fausse interprétation des idées chrétiennes, qui ne sont pas toujours justes. Il ne faut pas systématiquement "tendre l’autre joue" et devenir "l'agneau victime". 

On trouve une conception plus juste, quoique paradoxale, dans certaines traditions orientales, notamment le "Tao te king" de Lao Tseu.

Mort du nain

 

Habituées à son ingratitude, les fillettes poursuivirent leur route et allèrent à la ville faire leurs achats. Au retour, quand elles passèrent de nouveau sur la lande, elles surprirent le nain qui avait étalé sur une petite place bien nette le sac de pierres précieuses. Le soleil couchant éclairait les pierreries brillantes qui étincelaient de toutes leurs couleurs, si bien que les enfants s’arrêtèrent pour les admirer. "Pourquoi restez-vous là à béer?", glapit le nain, son visage gris de cendre devenant rouge vermillon de fureur. Il continuait à les invectiver quand on entendit un grognement puissant. 

Un ours noir sortit de la forêt en trottant. Effrayé, le nain bondit sur ses pieds, mais il ne put regagner son trou: l’ours était déjà sur lui. Dans son affolement, il supplia: "Seigneur ours, épargnez-moi. Je vous donnerai tous mes trésors. Voyez les belles pierres précieuses que j’ai là. Laissez-moi la vie. De quel profit vous serait un petit être maigrichon comme moi? Vous ne me sentiriez même pas entre vos crocs! Voyez ces deux gamines sans foi que voilà. Elles vous feront de tendres bouchées, dodues comme de jeunes cailles, mangez-les!" 

L’ours ne prêta aucune attention à ces paroles: il donna un coup de  patte à la méchante créature, qui ne bougea plus.

 

Heureusement, lors de la 4ème rencontre avec le nain, l’ours surgit et tue celui-ci sans hésitation. 

Il agit à bon escient à la place des filles. Si l’ours leur avait demandé leur avis avant de tuer le nain, elles auraient voulu le sauver, conditionnées par leur gentillesse sans discernement. 

À l’opposé, si on écoute la "nature" ou le SOI, on agit toujours de la bonne manière. Mais dès que le MOI réfléchit et obéit à des règles de conduite, des principes rigides et conformistes, notre attitude devient fausse et négative.

En réalité, l’attitude des filles vis-à-vis du nain est typique de notre complaisance par rapport à nos points faibles: on ne veut pas admettre qu’un tel complexe nous influence et on ne veut pas s’en débarrasser, car on en retire toujours des bénéfices secondaires. Par exemple, une femme qui désire garder son pouvoir sur son compagnon et ses proches refuse de devenir consciente, car son inconscience lui permet de justifier ce pouvoir à ses propres yeux.

Pour qu’une aide soit efficace, la femme doit donc tenter de maîtriser son instinct maternel et sa tendance excessive à la pitié: devenir plus détachée et objective, ce qui lui permettra de trouver le vrai et juste moyen d’aider les autres efficacement.

L'ours-prince libéré

 

Les fillettes s’étaient sauvées, mais l’ours les rappela: "Neigeblanche, Roserouge! N’ayez pas peur. Attendez, je viens avec vous." Reconnaissant sa voix, elles s’arrêtèrent et, lorsque l’ours arriva près d’elles, sa peau d’ours tomba et il devint un bel homme tout vêtu d’or. "Je suis le fils d’un roi, dit-il, j’avais été ensorcelé par ce maudit nain qui m’avait volé mon trésor, et j’étais condamné à courir les bois sous la forme d’un ours sauvage jusqu’à ce que je sois délivré par sa mort. Maintenant il a reçu la punition qu’il méritait."

Neigeblanche lui fut donnée en mariage et Roserouge fut mariée à son frère. Ils partagèrent les grands trésors que le nain avait amassés dans son antre. La vieille mère vécut encore de longues et heureuses années en paix auprès de ses enfants. Elle emporta les deux rosiers qui, placés devant sa fenêtre, portaient chaque année les plus belles roses blanches et les plus belles roses rouges.

 

Couple dans nature

 

Maturité et unité

C’est donc l’ours qui est le sauveur et la figure masculine positive: tuer le nain et le masculin négatif lui permet également de se libérer de l’aspect sombre qui le possédait, cette ombre qui possédait ses richesses intérieures et son identité humaine sous la forme de l’or et des pierres précieuses volées par le nain.

En tuant le nain, il se transforme, perd sa peau d’ours et redevient humain: un prince.

L’ours représente ici l’instinct viril, sainement agressif, positif. Les filles, elles, ont mûri après leur expérience avec le nain. À partir de ce moment, on peut supposer qu’elles vont s’assumer et avoir confiance en elles sans excès de gentille complaisance.

C’est cette attitude instinctive saine et juste qu’il faut retrouver en soi pour se débarrasser des pulsions du masculin négatif: cela permet de rencontrer l’homme "humain", et non plus seulement l’animal, et de s’unir à lui.

Le conte se termine par un double mariage, un mariage "quaternaire" qui symbolise la totalité psychique, la totalité de notre être.

Au début, il y avait 3 personnages féminins et 2 figures masculines, le nain et l’ours. Si le nain n’avait pas été destructeur, l’une des filles aurait pu l’épouser. Mais il est si négatif qu’il doit être tué. Il est remplacé par le frère de l’ours. 

Quant à la mère, elle est le cinquième personnage qui représente la MATRICE dans laquelle s’est construite cette totalité.

Dans ce conte, le masculin négatif est vaincu par le masculin positif. La meilleure manière de vaincre le masculin négatif est de le remplacer par un masculin positif, et de laisser ce dernier agir. Heureusement, les femmes finissent souvent par se lasser de leur propre masculin négatif et parviennent à s’en libérer.

Escalier dans jardin fleuri-Thomas Kinkade

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