"Une nuit obscure" - Rêverie
- Par kleiberpat
- Le 03/05/2021
- Dans Monde Imaginaire - Contes, Fictions et Rêveries
UNE NUIT OBSCURE - RÊVERIE (31 décembre 1999)
Cette nuit, je veux demeurer seule avec mes âmes-soeurs. Je veux mourir avec l’époque qui s’achève, mourir à tout ce qui fut et ne sera plus jamais, et naître à ce que je suis et n’ai pas encore découvert.
Cette nuit, j’aurais aimé rassembler toutes les âmes-soeurs qui ont jalonné ma vie, toutes ces âmes avec lesquelles j’ai partagé la parole, auxquelles je me suis confiée, dans la plénitude ou la douleur, tous ces regards bienveillants qui se sont posés sur moi, toutes ces oreilles attentives et ces mains tendues. Cette humanité rencontrée au coeur de mes détresses et mes doutes.
Des morts et des naissances, j’en ai connu de nombreuses, mais jamais aussi bouleversantes que cette nuit où le temps semble s’arrêter et où, enfin, la mort m’apparaît comme infiniment douce et souhaitable. La mort de tout ce qui n’appartient pas à ma destinée.
Cette perception est si ardente, radieuse et pleine de promesses que je la souhaite à toutes mes âmes-soeurs. Certaines d’entre elles l’ont déjà connue, d’autres ont effectué le saut définitif dans l’inconnu. Je la souhaite particulièrement à celles qui ne l’ont jamais vécue ou affrontée. Je la souhaite à celles qui sont appesanties par l’effroi qui les guette face au vide et à l’abîme, leurs ailes rognées par cette crainte.
A mon âme fragile également, que je sens palpiter et tressaillir au fond de moi, et qui est encore effrayée à l’idée de se dévoiler au grand jour. Enfin à l’Esprit, celui que chacun de nous est amené à découvrir à la croisée d’une mort et d’une naissance.
J’ai marché au crépuscule à la lisière du bois. Il faisait sombre, tout était calme et paisible. Il y avait peu de gens, de temps à autre une silhouette se hâtant de retourner vers la lumière de la fête. Tout le monde se préparait au divertissement avant que ne s’achève l’année, le siècle, et le millénaire.
J’étais heureuse d’être seule et de communier ainsi avec mes âmes-soeurs, d’écouter le silence, et de me sentir doucement mourir avec l’année, sans nostalgie ni douleur, mais avec émotion.
Je me sentais semblable à ces arbres dans la forêt clairsemée: ceux qui sont restés enracinés après la tempête, même si solitaires et frileux, ils souffrent de n’avoir plus auprès d’eux les compagnons dont les racines s’emmêlaient aux leurs dans une fraternelle union. Et ceux qui, dans l’ombre, évoquent des cadavres de géants à demi ensevelis. Semblables à des squelettes désarticulés gisant dans la terre molle.
Cette forêt, jamais plus, ne sera pareille. Quelque chose est survenu qui a brisé ce symbole de la vie, du lien entre la terre et le ciel, de l’équilibre entre l’humain et la nature: l’arbre. Que feront-ils de tout ce bois? n’ai-je pu m’empêcher de me demander. Que feront-ils de ce bois brisé par le déchaînement inattendu de la tourmente? Et n’ont-ils pas compris le message qu’à travers ses tourmentes la nature leur a ainsi envoyé? N’ont-ils pas compris qu’il n’est plus temps de se divertir, qu’il n’est presque plus temps de vivre, et qu’il faut à présent faire oeuvre de conscience.
En voyant les énormes souches d’arbres déracinées qui subsistaient du désastre, j’ai songé au déséquilibre que nous avions créé dans le monde. Déséquilibre entre la terre et le ciel, l’esprit et la nature, la femme et l’homme. C’est ce déséquilibre entre les forces contraires qui exacerbe le conflit, la désunion et la violence. Aussi, la terre a-t-elle réagi avec démesure à cette négation de sa loi, à cette exploitation qu’elle subit et qui menace sa pérennité.
Seule la conscience de ce déséquilibre peut infléchir la vapeur. Mais la conscience, par essence individuelle, ne peut s’épanouir que dans l’âme de l'être humain qui consent à explorer les abîmes qui l’habitent.
Si l’époque qui s’achève a été celle de l’exploration et de la découverte de terres vierges, celle qui débute ne peut être qu’une exploration de la psyché et de ses mystères. Seule l’éveil de la conscience peut donner lieu à une transformation de nos projections désastreuses sur le monde extérieur.
Hélas, je ne vois ni voie, ni méthode, ni route tracée. Il n’y a que tâtonnements, errements, quête laborieuse et patiente, parfois désespérée et désespérante... Solitude également, car chaque âme, chaque être est seul, même si, par miracle, au coeur de cette solitude, il découvre qu’il porte en lui l’humanité et que l’autre est son semblable.
C’est pourquoi je veux mourir cette nuit. Je veux sentir mon âme expirer et renaître dans un jaillissement créatif, hors du temps, sans passé, ni avenir, dans le bonheur absolu de communier avec mes âmes-soeurs.
blog contes fiction rêverie imaginaire dialogue nuit âmes-soeurs tempête arbres