Destin de femme: Fille et mère obscure - "Chez la femme noire"

Femmes noire et blanche au bord de l'eau

 

ÉLÉMENTS D’ANALYSE DE "CHEZ LA FEMME NOIRE" (conte autrichien)

 

Il était une fois un pauvre paysan qui avait sept enfants. Lorsque sa fille aînée eut 12 ans, il voulut la placer comme servante, empaqueta ses vêtements et partit avec elle. Alors qu’ils étaient en route, une voiture arriva, sans être attelée à des chevaux, et s’arrêta devant eux. Elle était toute noire, et une femme tout aussi noire regarda par la fenêtre et leur proposa de prendre la jeune fille à son service. 

Rencontre avec la femme noire

Carrosse avec femme noire

 

Ce conte, quoique court, se révèle d’une grande richesse psychologique et symbolique, tant sur le plan individuel que collectif.

Un paysan a 7 enfants, dont une fille. Il y a donc 8 personnages, ce qui suppose une totalité, le 8 constituant une double quaternité et symbolisant un équilibre atteint à l’issue d’une évolution. Tout le conte est rythmé par ce nombre 8: la jeune fille a 12 ans (3x4); elle doit attendre 8 jours avant de débuter son travail; elle n’a pas le droit d’entrer dans la 100è chambre (25x4); la femme noire lui impose 4 épreuves. Dans ce conte, les nombres 4, 8, 12, 100 représentent donc un processus d’évolution psychologique.

Cependant, malgré ses 8 membres, cette famille est incomplète. Dès le début, le problème est posé clairement: l’absence de la mère, du féminin-maternel. Et l’épreuve principale consistera à retrouver et à réintégrer cette dimension.

Dans les familles nombreuses déshéritées, c’est souvent la fille aînée qui remplace la mère. Alors, cette fille développera un "complexe paternel", c’est-à-dire qu’elle aura des problèmes avec sa mère en raison de sa relation trop forte avec son père. Dans la terminologie jungienne, on appelle ces filles des "filles-animus" - "animus" correspondant aux aspects masculins de la femme ainsi qu'à sa relation avec son intériorité, son inconscient.  Les filles-animus ont une tendance à adhérer aux valeurs du père - des valeurs intellectuelles, spirituelles, créatrices - et à dévaloriser les activités maternelles qu’elles jugent ennuyeuses et sans intérêt.

Une fille affectée d’un tel complexe aura pour mission de se libérer de cette image maternelle négative en elle, en prenant conscience de celle-ci et en entrant en contact avec elle pour l’intégrer. Pour ce faire, elle devra affronter une figure maternelle négative et primitive avant de découvrir sa propre identité et devenir elle-même en tant que femme.

Sur le plan psychologique, elle devra donc se confronter à son ombre, son inconscient personnel, découvrir "l’autre" femme en elle, son double obscur, et la ramener à la conscience pour se libérer de son influence néfaste et devenir plus complète.

Sur un plan collectif, une telle jeune fille peut être considérée comme un archétype du féminin qui aspire à la maturation, à l’évolution, à "l’individuation" jungienne (individuation dans le sens d’"indivision", d’unification). 

Ainsi, cette histoire se déroule dans un milieu social défavorisé: précisons que le problème de la rencontre avec la mère obscure s’est posé en priorité dans de tels milieux; il est né dans l’inconscient de gens simples et naturels.

C’est seulement lorsque la jeune fille devient reine que la prise de conscience devient collective, car la reine symbolise le féminin collectif.

Fille vendue par son père

La femme noire donna de l’argent au père en lui promettant une somme supplémentaire s’il ramenait la jeune fille au même endroit dans huit jours. "Si c’est une honnête jeune fille, elle ne s’en trouvera pas mal." Le père accepta.

 

Que dire de ce père qui, à la première occasion, "vend" sa fille à une femme noire? 

Il accepte volontairement de réduire sa fille en esclavage pour de l’argent: il la vend donc en toute conscience.

Psychologiquement, un tel père représente une attitude conformiste et traditionnelle, c’est-à-dire le refus de changer, de progresser, de se transformer lorsque les circonstances l’exigent. Il préfère sacrifier sa fille, qui figure l’avenir, pour obtenir de l’argent, une énergie dont il a besoin. C’est un père irresponsable et inconscient qui vend sa fille à une femme obscure, une femme-sorcière, pour continuer tout simplement de vivre en paix. Voilà une attitude masculine courante qui a porté et porte encore grand préjudice au féminin et à la femme, la négligeant, l’abandonnant, l’exploitant…

Dans la mesure où le père est la première figure masculine dans la vie d’une fille, il représente le masculin intériorisé par cette dernière, un "animus" négatif qui va entraver et bloquer son évolution, sa foi en elle, sa créativité, son élan vital.

La femme noire arrive dans une voiture noire: celle-ci est étrange et inquiétante car elle avance seule, sans chevaux. Un véhicule sans attelage signifie une absence de relation avec le monde de l’instinct, le monde animal. Il est manifeste que cette femme noire est une magicienne ou une sorcière: elle possède des facultés surnaturelles, mais comme les animaux sont absents, elle est "contre-nature". 

En réalité, elle n’est pas une véritable déesse de la nature, car une déesse de la nature vivrait dans la forêt, dans l’eau ou le ciel, et sa voiture serait tirée par des animaux. D’ailleurs, toutes les déesses-mères antiques avaient des animaux comme attributs.

Qui est la femme noire?

Ces précisions nous révèlent que cette femme noire a été dépossédée d’elle-même, dévalorisée ou maudite, et qu’elle a grand besoin d’être libérée et sauvée.

Psychologiquement, lorsque notre attitude consciente est fausse et manque de justesse, l’inconscient ne peut pas se manifester à bon escient et ne contribue plus à notre évolution psychique. Il devient en quelque sorte inactif et provoque des états névrotiques. Il est alors nécessaire de changer d’attitude pour qu’il puisse à nouveau s’exprimer et laisser émerger ses contenus refoulés. 

Pourtant, dans ce conte, le problème ne vient pas de l’attitude consciente, mais d’un contenu de l’inconscient collectif, d’un ARCHÉTYPE qui a été négligé et refoulé par la conscience.

Cet ARCHÉTYPE est la FEMME NOIRE: celle-ci figure l’aspect obscur et destructeur de la Grande Mère ou Déesse-Mère des sociétés antiques.

Tout archétype est ambivalent: il a un aspect positif et un aspect négatif, une dimension lumineuse et une dimension obscure…

Par exemple, la déesse Isis est nommée "grande magicienne" ou "sorcière": lorsqu’elle est en colère, elle est sorcière; lorsqu’elle est bienveillante, elle est généreuse. Elle incarne ce double aspect de l’archétype de la mère, sa face lumineuse et sa face sombre. Toutes les déesses-mères possèdent cette ambivalence puisqu’elles représentent des femmes complètes.

Dans les pays influencés par le christianisme, la figure de la Grande Mère s’est scindée en deux, s’appauvrissant et se divisant: la Vierge Marie est exclusivement bénéfique, dissociée de son aspect obscur, et elle ne représente que l’aspect lumineux de la mère. Toutefois, il subsiste de nombreuses figures de "vierges noires" qui compensent cet aspect unilatéral lumineux: c’est comme si la Grande Mère revenait sous sa forme sombre, qui a été exclue des religions et des conceptions officielles.

En conséquence, ce conte pose un problème fondamental: le refus de notre civilisation de donner sa juste place à l’archétype de la Déesse (et femme) totale et complète. Une telle exclusion risque de détruire le processus d’évolution collectif, car pour évoluer et devenir complet, sur le plan individuel et collectif, il faut intégrer les aspects sombres et obscurs de la psyché. C’est l’oeuvre la plus difficile à réaliser et c’est la raison pour laquelle on préfère ne prendre en compte qu’un aspect et rejeter l’autre, au risque de stagner dans un unilatéralisme étriqué et peu évolutif.

La femme noire du conte est également inquiétante en raison de sa couleur noire: elle rappelle les dieux chtoniens, les dieux de la terre et des souterrains. Pour de nombreuses civilisations, le noir est en relation avec le mal, bien que le noir soit une couleur qui symbolise l’au-delà, la mort, et pas nécessairement le mal. Être noir signifie aussi refuser d’être vu, vouloir rester dans l’ombre, "dans le noir". 

Dans ce conte, la couleur noire est étroitement liée à la malédiction qui affecte la femme noire. Celle-ci a des difficultés à se libérer de sa malédiction, d’où son ambivalence. D’une part, elle désire vivement l’aide d’autrui, d’autre part, elle ne veut surtout pas être vue telle qu’elle est.

Psychologiquement, cela arrive souvent lorsque l’on souffre beaucoup: bien que l’on aspire  profondément à être aidé, l’on ne veut - ou ne peut - pas montrer sa souffrance aux autres.

 

Château dans l'ombre

Travailler chez la femme noire

 

Les huit jours s’étant écoulés, la femme noire emmena la jeune fille avec elle dans un château au milieu de la forêt et lui assigna une très petite pièce tout près de l’entrée. 

Si, dans cette chambre, la fille pensait à quelque chose et la désirait, elle la verrait immédiatement se manifester à elle. La femme noire lui donna aussi le trousseau de clefs de son château qui comptait cent pièces. La fille devait ranger et nettoyer une chambre par jour, à part une, la centième.

La femme noire lui dit à ce sujet: "Si tu n’entres pas dans la chambre défendue pendant trois ans, tu feras ton bonheur."

 

On peut se poser une première question: pourquoi cette femme qui pratique la magie et pourrait s’occuper de sa maison grâce à ses pouvoirs a-t-elle besoin d’une jeune fille humaine pour être sa domestique?

Le thème de l’enlèvement d’un être humain par des figures démoniaques pour tenir leur ménage et prendre soin d’eux est fréquent dans les contes. C’est comme si le monde obscur aspirait à l’ordre et à la clarté de la conscience humaine. 

En réalité, les archétypes qui résident dans l’inconscient ont besoin de l’être humain pour qu'il prenne conscience d’eux, pour leur donner vie, les exprimer - comme l’archétype de Dieu par exemple.

Mais dans ce conte, la femme noire refuse la conscience: elle désire uniquement quelqu’un qui fasse le ménage, nettoie et travaille pour elle. Ce faisant, la jeune fille lui permet de "se nettoyer", de se purifier dans sa chambre interdite, le centième chambre où, lorsqu’elle prend son bain, elle devient blanche.

Cette purification évoque la symbolique de l’œuvre alchimique dont Jung a approfondi le sens psychologique: cette oeuvre comprend le lavage où la matière passe du noir au blanc. Ce lavage représente le travail sur soi, sur son ombre, la prise de conscience de nos éléments obscurs, de nos projections négatives sur les autres…

En lui interdisant l’accès à cette chambre, la femme noire souhaite préserver le secret de sa purification et refuse d’être vue par la jeune fille. C’est pour cela qu’elle l’installe dans une minuscule chambre isolée et lui enjoint de limiter ses déplacements dans son domaine. Malgré cette contrainte, la petite chambre est un lieu protecteur pour la jeune fille, en ce qu’elle constitue une limite, une frontière, entre les deux univers.

Sur le plan psychologique, il s’agit de la frontière entre la conscience et l’inconscient, entre le MOI et la figure archétypique susceptible de le menacer. Cette frontière protège le MOI et l’empêche d’être submergé et perturbé par les contenus inconscients. 

Cette chambre est un petit lieu clos semblable à un lieu d’initiation.

Le château initiatique

Couloir menant vers escalier dans l'ombre

 

En fait, par son attitude, la femme noire fait subir à la jeune fille ce qu’elle-même subit: elle la tient à l’écart, la rejette. C’est ainsi que la malédiction de la femme noire se transmet à la jeune fille: dans sa petite chambre, celle-ci peut aussi pratiquer la magie, à l’égal de la femme noire, puisque tous ses vœux se réalisent.

Aussi, dans ce château initiatique, la jeune fille progresse et assimile de nombreuses choses. Il faut préciser que ce château est le cadre culturel de la femme noire, à une époque où l’on pratiquait encore la magie. Jusqu’au Moyen-Âge, la magie était une forme de connaissance, puis elle est tombée en désuétude ou est devenue négative. Entre 1400 et 1800, la femme noire maudite est liée à la chasse aux sorcières qui s’est perpétuée jusqu’au 18ème siècle (la dernière sorcière a été brûlée au 18è siècle en Suisse).

C’est ainsi que la jeune fille évolue et ressemble de plus en plus à la femme noire. Non seulement en pratiquant la magie, mais également en souffrant: elle souffre de la solitude, de l’isolement - et elle va souffrir jusqu’à la fin - où elle héritera du château et remplacera la femme noire.

À ce stade, on comprend pourquoi la femme noire demande à la jeune fille de nettoyer son château et dissimule sa situation comme un terrible secret.

En vérité, le château de la femme noire est un symbole du féminin dans sa totalité: on appelle souvent la Vierge Marie une "tour" ou un "palais"; il rappelle aussi le "château de l’âme" de la mystique Thérèse d’Avila.

Transgression - Ouverture de la chambre interdite

La jeune fille suivit les instructions de la femme noire, jusqu’à ce que, quatorze jours avant que les trois ans ne viennent à expiration, elle ne puisse retenir sa curiosité plus longtemps et ouvre la centième pièce.

 

Quel sens donner à cette TRANSGRESSION perpétuée à la fin de son apprentissage, si proche de sa libération?

Si la jeune fille était restée inconsciente et n’avait rien appris lors de son séjour, elle n’aurait jamais compris le sens psychologique de son travail dans ce château. Mais elle est devenue consciente, et elle perçoit à présent ce qui se joue dans le château de la femme noire. 

Aussi, désire-t-elle profondément faire l’expérience du sacré, du numineux. C’est la raison pour laquelle elle ne peut s’empêcher de pénétrer dans le domaine interdit de la déesse, du divin. Et d’ouvrir la porte de la chambre défendue.

La chambre interdite apparaît dans de nombreux contes: elle a toujours une dimension sacrée et numineuse. Elle évoque les cultes à mystères antiques: il y avait toujours un endroit où les participants ne pouvaient pas entrer ou seulement après une initiation. C’était le lieu où se déroulait l’essentiel du mystère.

Sur le plan psychologique, la chambre interdite représente un complexe inconscient qui n’est pas compatible avec la conscience, et qui est donc en conflit avec celle-ci. C’est la raison pour laquelle son contenu fascine et repousse à la fois. Dans ce conte, ce complexe est isolé du reste de la psyché, comme la jeune fille l'est du reste du monde. Et c’est pour cela que la conscience ne peut pas fonctionner normalement.

Ce contenu isolé est l’archétype de la "mère obscure", qui a été refoulé dans l’inconscient. Chaque fois que l’on refoule une chose, celle-ci revient à la charge. Ici, le complexe est issu de la malédiction de la femme noire qui la contraint à vivre isolée, c’est-à-dire dans l’inconscient, et qui rend sa libération impossible.

Exil dans la forêt

Et la jeune fille vit à l’intérieur la femme; mais elle était déjà toute blanche, seule la pointe des pieds était encore noire. La jeune fille referma vite la porte et courut dans sa chambre, mais la femme s’y tenait déjà et lui demanda si elle était entrée dans la centième pièce. Malgré les terribles menaces de la femme noire, la jeune fille nia fermement y avoir pénétré – et soudain elle se retrouva au milieu de la forêt sauvage, pauvrement vêtue, n’ayant rien à manger ni à boire. Elle y passa un certain temps.

 

Lorsque la jeune fille ouvre la porte de la chambre interdite, elle assiste à une scène qui est insupportable à la femme noire et celle-ci la renvoie aussitôt. Elle est jetée dehors et se retrouve dans la forêt, dans un état de désorientation et de solitude terribles.

Elle est punie parce qu’elle a refusé d’avouer être entrée dans la chambre. On apprend à la fin du conte que si elle l’avait admis, les conséquences auraient été encore plus tragiques et qu’elle aurait été "réduite en cendres".

Mais, quoiqu’elle fasse, elle est punie, parce qu’elle est contaminée par la souffrance de la femme noire, cette femme obscure qu’elle porte également en elle. Aussi, tout nier est encore la meilleure solution.

On peut se demander ce qui se serait passé si elle n’avait pas ouvert la chambre interdite. La femme noire l’aurait sans doute renvoyée dans son village, bonne à marier, mais elle n’aurait pas accompli son destin. Elle ne serait pas devenue reine et la femme noire n’aurait pas été sauvée. Donc, rien n’aurait changé individuellement et collectivement. La vie aurait cessé de suivre son cours. Cette transgression était donc nécessaire pour l’évolution individuelle et collective.

Il est difficile de comprendre pourquoi la femme noire est si furieuse contre la jeune fille: celle-ci ne voit rien de très effrayant comme dans d’autres contes. Elle apprend seulement que sa maîtresse est maudite et qu’elle doit être libérée et sauvée. 

Néanmoins, ce qu’elle découvre vraiment est la profonde souffrance de la femme noire, son aspect misérable et mauvais, sa fragilité également, tout ce qu’elle ne veut pas montrer. Et c’est cela qui la rend dépendante des humains et de leur aide.

Epousailles avec le prince

Pendant ce temps, non loin de là, dans un château, un jeune roi rêva qu’il devait se lever, partir à la chasse, et aimer ce qu’il trouverait. Le rêve se répéta trois fois et, enfin, il obéit. Ses chasseurs découvrirent la jeune fille dans une grotte; le roi s’éprit d’elle, l’emmena chez lui et en fit son épouse.

 

Fille dans feuillages rond fleuri

Reine-mère dominante

 

Suite à cette terrible découverte, la jeune fille se retrouve totalement démunie dans la forêt, dans la profondeur de l’inconscient, sans lien avec la vie humaine. Elle va vivre dans une grotte comme un animal. La grotte est un symbole maternel, un lieu initiatique qui rappelle la petite chambre du château.

C’est à ce moment que la situation change soudainement et radicalement.

Un jeune roi qui vit dans la capitale se trouve dans une situation opposée à celle de la jeune fille: celle-ci a un père et pas de mère, et le jeune roi a une reine-mère et pas de père. 

L’épreuve ou l’obstacle pour le jeune roi est la reine-mère qui règne à sa place dans les coulisses, dans l’ombre. Et le prince subit cette mère dominante et négative qui l’isole de la vie. Il doit donc lui aussi se transformer, en faisant l’expérience de la vie affective et de l’amour. Et son inconscient, par l’intermédiaire de ses rêves, lui conseille de chercher dans la forêt une figure féminine qui pourrait devenir sa véritable compagne.

C’est ainsi qu’il amorce sa quête et se rend dans la forêt où il trouve la jeune fille, la délivre et finit par l’épouser.

Cette libération est cependant trop rapide et facile pour que de nouveaux problèmes ne surgissent pas. 

En effet, la jeune fille pauvre et affamée devient soudain une reine. Et en devenant reine, elle sort de sa vie misérable et anonyme et arrive au "centre", devenant un être symbolique, unique, respecté. Elle est sauvée par le masculin collectif que représente le jeune roi, l’animus positif.

La jeune reine et ses enfants

Une année s’était écoulée lorsqu’elle donna le jour à un petit garçon splendide. Toutefois, la troisième nuit, la femme noire arriva à l’improviste et lui dit: "Tu es reine à présent. Tu as ton enfant, et maintenant je te demande: es-tu entrée dans la centième chambre? – Non, non, répondit la jeune reine. – J’enlève ton enfant et tu seras sourde." Mais la reine nia une nouvelle fois. La femme noire disparut avec l’enfant et la reine devint sourde. Ceci se répéta deux fois et chaque fois, la femme noire enleva un enfant; la reine devint en plus aveugle et muette.

La mère du roi était en colère et donnait à entendre à son fils que sa femme était une sorcière et une infanticide. Après la troisième disparition, le roi l’écouta et condamna sa femme au bûcher. 

Alors qu’elle se trouvait déjà sur le bûcher et que le feu allait être allumé, une voiture noire approcha: la femme noire était assise à l’intérieur et tenait les trois enfants. Elle dit en s’avançant: "Tu vas être brûlée, je te pose maintenant la question pour la dernière fois: Y es-tu entrée, oui ou non?" Mais, cette fois encore, la réponse fut "Non".

 

Bûcher

 

Réapparition de la femme noire

Après son mariage, la jeune reine devient mère: elle a trois fils, ce qui prouve qu’elle est énergique et créatrice. Pour la femme, le petit garçon représente un masculin neuf et créatif.

Cependant, à la naissance de ses fils, le problème de la femme noire se pose à nouveau: la "mère obscure" réapparaît, ce qui signifie que le problème n’est pas résolu. La femme noire n’est toujours pas libérée et sauvée: c’est pourquoi elle revient à la charge.

À chaque nouvelle naissance, elle revient et enlève à la reine son nouveau-né. À chaque fois, elle interroge la reine, lui demandant si elle est entrée dans la chambre interdite. Et la reine nie en permanence, au risque de ne jamais retrouver ses enfants. À tel point qu’elle en devient handicapée, d’abord sourde, puis aveugle et muette. Cela l’isole de plus en plus des autres. Il semble qu’elle revive son extrême solitude dans la forêt.

À la cour, on finit par l’identifier à la femme noire: elle-même devient la femme obscure, la mère indigne, l’ogresse qui dévore ses enfants. En outre, elle a perdu toutes ses facultés d’expression. Elle sombre dans une profonde dépression et est totalement possédée par la femme noire.

Nier à trois reprises avec tant de fermeté et de courage est un immense sacrifice, très héroïque. Cela consiste à sacrifier un instinct féminin très important: l’instinct maternel. L’évolution de la reine passe par ce sacrifice, car elle doit prendre conscience de ce qu’est "vraiment" cet instinct maternel qu’elle n’a pas vécu enfant. Elle doit donc découvrir et intégrer le maternel positif dont elle ignore tout.

C’est ce sacrifice qui va également libérer et racheter la femme noire, la mère obscure.

 

Femme montant escalier dans l'obscurité

 

Epreuve du bûcher

La reine vit donc 3 épreuves identiques: elle doit répondre "non" à la question de la femme noire et perdre ses trois enfants. Dans la plupart des contes, les 3 épreuves sont suivies d’une quatrième, différente, qui amorce l’ultime transformation menant à une nouvelle situation.

Pour la reine, cette 4è épreuve est sa belle-mère devenue sa persécutrice, une autre figure maternelle négative, complice de la femme noire. 

Dans ce conte, il y a deux figures maternelles négatives, ce qui est rare. Au grand jour, c’est la belle-mère qui tourmente la reine, dans l’obscurité ou l’ombre, c’est la femme noire. En fait, les deux femmes sont une seule et même personne. Mais la belle-mère est plus négative que la femme noire et c’est pour cela qu’elle sera brûlée comme sorcière.

À l’issue de ces épreuves, la jeune reine est considérée comme une sorcière, même par le roi influencé par sa mère, et doit monter sur le bûcher.

Psychologiquement, le feu représente une souffrance intense provoquée par un conflit intérieur. Mais, malgré ce supplice, la reine continue de nier, ce qui provoque un revirement miraculeux de la situation. De tels renversements peuvent survenir lorsque l’on est dans une situation sans issue, et que l’on accepte cette situation. Soudain, le miracle se produit: c’est l’inconscient qui apporte de nouvelles possibilités de vie et entraîne la renaissance.

 

À peine l’avait-elle prononcée que la femme effrayante devint blanche comme neige et dit: "Allons, retourne au château maintenant, tout est de nouveau tel que tu l’avais trouvé auparavant; je sais bien que tu n’es pas entrée à l’intérieur de la chambre, que tu as seulement regardé dedans. Si tu avais dit une seule fois que tu y étais entrée, je t’aurais réduite en poussière et en cendres. À présent, tu m’as rachetée entièrement; le château t’appartient et ceux qui t’ont calomniée iront sur le bûcher."

La vieille et méchante reine fut donc brûlée comme sorcière et le jeune couple royal et ses trois princes vécurent heureux encore très longtemps.

 

Libération de la femme noire

C’est ainsi que la reine est sauvée et retrouve ses enfants: la belle-mère est brûlée et la femme noire est libérée avant de disparaître. Elle offre son château à la reine qui va donc régner à la fois sur deux mondes: à la cour en tant que reine, et dans la forêt comme "dame du château".

Grâce à la libération de la femme noire, la reine réalise une "union des contraires" ou "conjonction d’opposés", c’est-à-dire une union entre le conscient et l’inconscient, entre la conscience collective qu’elle incarne et l’inconscient représenté par le château.

Elle-même est à présent une femme "individuée". L’individuation consiste à être unifié, complet, à avoir réalisé toutes les possibilités latentes en soi, toutes les potentialités, toutes les facultés. Il faut préciser qu’en général, l’individuation ne se réalise qu’à la fin de la vie, lorsque la maturation et la croissance de l’être sont achevées. Elle est le processus naturel de la vie, selon Jung.

Ce dénouement est positif parce que la reine nie jusqu’à la fin: dans ce conte, nier apporte la rédemption. Cela peut choquer la morale chrétienne. Nier au point d’en perdre ses enfants et de se sacrifier soi-même peut être considéré comme quelque chose de négatif chez une mère, semblable à une folie ou une perversion. Mais ce n’est pas le cas dans ce conte.

Cette attitude est étrange et mystérieuse, difficile à comprendre. Même si elle en a l’intuition, la reine ignore l’ambivalence et l’aspect dangereux de la femme noire, de la Grande Mère ou déesse-mère. Par conséquent, elle garde le silence, ce qui est l’attitude la plus sage en une telle situation.

C’est également une attitude religieuse primitive, qui consiste à rester humble face aux puissances numineuses et divines. On se maîtrise et on se protège de l’émotion ou de la panique que le divin peut provoquer en soi. Et on le laisse advenir dans un état de crainte respectueuse: cette "crainte de Dieu" que nous avons oubliée dans notre société moderne. En effet, quand le divin se manifeste, il ne provoque pas toujours la grâce, il peut aussi déchaîner la panique et la terreur. Il y a de nombreux exemples de ces effets chez les mystiques.

La reine a cette attitude religieuse primitive: elle laisse les choses advenir, avec discrétion et respect. Toutefois, il ne faut pas confondre cette attitude avec la politique de l’autruche, l’indifférence ou le refoulement. La jeune fille avait un vrai désir de savoir et de voir: elle n’est pas innocente, elle a transgressé et ouvert la porte de la chambre interdite. 

Mais à présent, grâce à cette expérience et le parcours initiatique qu'elle a fait, elle est consciente de l’ambivalence de la femme noire et sa souffrance, et elle désire la protéger, lui éviter l’horrible douleur de se mettre à nu devant les autres. La femme noire est sauvée parce que la jeune fille a réalisé ce travail de prise de conscience, qu’elle l’a respectée et acceptée dans sa misère. Et ce faisant, elle a accepté sa propre souffrance et sa propre misère.

Dénouement - Libération de la reine

Psychologiquement, elle a une attitude positive, une attitude pleine d’amour et de compassion vis-à-vis de l’humain, de ses conflits, ses souffrances et ses dépressions.

Lorsque l’on souffre profondément, il est sage de ne pas le montrer aux autres: il vaut mieux vivre cette expérience dans la solitude jusqu’au bout, avant de pouvoir le dépasser et être sauvé. C’est ce que fait la reine. Il s’agit bien sûr de sa propre souffrance qu’elle dissimule, pour laquelle elle éprouve de la compassion et de la compréhension. C’est L'AMOUR DE SOI.

Par cette attitude, on découvre la vraie relation qu’entretient la reine avec la femme noire, la mère obscure. La femme noire incarne quelque chose de sombre dans la nature féminine, qui provoque des choses étranges, des intrigues, des manipulations, des influences mystérieuses sur les autres. Jung parlerait de "l’esprit-nature" de la femme qui est à la fois positif et négatif, mais toujours juste.

C’est également grâce à cette partie obscure du féminin que la maturation, l’évolution de la femme peut se réaliser: d’où la nécessité d’assimiler et d’intégrer l’ombre.

Sur le plan collectif, historique et culturel, ce conte est très important: il compense l’attitude consciente du Christianisme et sa relation négative au féminin.

En effet, cette attitude a entravé l’évolution individuelle des femmes: le christianisme patriarcal n’a pas pris en compte le féminin et ses divers aspects, ce qui a transformé les femmes en sorcières, puis les a incitées à imiter les hommes et à se laisser posséder par leur masculin/animus négatif, un phénomène de plus en plus manifeste actuellement. Ou il arrive qu'elles se laissent posséder par leur ombre, le féminin obscur, l’image de la mère obscure, comme dans ce conte.

On peut s’interroger sur la destination de la femme noire à la fin du conte, lorsqu’elle est libérée et disparaît.

Le dénouement du conte ne donne pas de réponse à cette question: le problème de l’ombre n’est donc pas totalement résolu. On ignore où disparaît la femme noire ni comment elle a été maudite. Cela demeure un mystère.

À la fin, il reste 5 personnages: le roi, la reine et leurs trois fils, mais on ne sait pas où ils vont vivre, en ville ou dans le château de la forêt.

Le nombre 5 est lié à la "nature" et à la "matière": le 4 représente une totalité, un équilibre abstrait, et le 5 est son incarnation dans la réalité, lié aux êtres physiques qui vivent dans l’espace-temps. Le 5 a pour fonction de relier les éléments du 4 et d’en faire une unité.

 

Couple enlacé dans forêt

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