"Pandore et le papillon" - Conte

 

PANDORE ET LE PAPILLON - CONTE

Le papillon affolé battait des ailes en direction du point lumineux, s’en approchant en cercles concentriques de plus en plus étroits. Il savait pourtant que la lumière était un feu ardent qui pouvait le griller jusqu’à la mort. Mais tout en le sachant, il ne pouvait résister à la puissante attraction qu’exerçait sur lui cet éclat aveuglant.

"Arrête, n’y va pas, murmurait-on autour de lui, retourne dans l’ombre, tu es encore jeune, tu dois vivre! – Cessez d’implorer, répondait le papillon. La vie est si éphémère et cette lumière si éternelle."

Il déploya alors ses ailes, à la fois dorées, argentées, rayées de rouge et de bleu, et s’envola à une vitesse vertigineuse. Le centre brillant s’approchait de lui. Il le distinguait de plus en plus nettement, ne voyant plus que lui. Autour, le monde était plongé dans l’obscurité, car il n’y avait pas de lune cette nuit-là.

"Et pourtant, songea-t-il subitement, j’aimais ce monde dans la douce lueur du jour, alors que me voici dans la nuit noire. Mais cette lumière vive m’attire tant, elle est comme la promesse d’une perpétuelle jouissance. Je n’y peux rien, je vais mourir consumé..."

Il se précipita dans la flamme qui l’aspira en un éclair. Il se sentit désintégré par sa chaleur intense, ses ailes fondaient et son corps allait subir le même sort. Néanmoins, il continuait à se sentir vivant. Etait-ce un leurre, une impression, un mensonge de ses semblables pour l’empêcher de faire cette singulière expérience? Il éprouvait un profond bien-être, comme s’il était irradié par une bénéfique tiédeur printanière. "Comme c’est bon, pensa-t- il, est-ce cela, la mort?"

 

Papillon

Comme il allait s’abandonner à cet état, il fut brutalement projeté dans un espace indéfini.

"Si seulement j’avais encore mes ailes, se dit-il, effrayé par la violence du mouvement qui l’entraînait dans l’abîme, sans elles, je ne peux ni me mouvoir ni sortir de ce tourbillon."

Après quelques instants, il se retrouva à terre, entier. Ses ailes qu’il croyait avoir perdues étaient intactes quoique froissées. Mais il se sentait exsangue, incapable de bouger, respirant à peine.

"Qu’est-ce c’est? s’exclama une voix féminine, qu’est-ce donc que cette créature étrange? Regarde, je viens de secouer mon balai et voilà ce qu’il en est sorti avec les grains de poussière.

- C’est un papillon, ma foi! répondit une voix masculine un peu bourrue. Tu n’en as jamais vu?

- Non, et toi non plus d’ailleurs!

- Mais moi, j’en ai entendu parler!

- Je vais m’en occuper, il est si ravissant avec ses ailes colorées et son corps velouté. Je suis sûre qu’il vient d’un autre monde, d’un monde où tout est plus beau et vivant qu’ici.

- Si tu n’avais ouvert la boîte interdite, maudite sorcière, je vivrais moi aussi dans un monde magnifique. Or, me voilà condamné à rester ici avec toi jusqu’à la fin de mes jours, femme détestable, cause de tous les maux qui se sont abattus sur nous.

- N’en rajoute pas! rétorqua-t-elle. A t’entendre, ce sont toujours les femmes qui sont responsables de tout! Et toi, qu’as-tu fait pendant ce temps, misérable? Tu as dérobé le feu au ciel et tu l’as donné à tes semblables, pour qu’ils deviennent puissants et dominent le monde. Tu n’as que ce que tu mérites!

- Le feu, le feu... gémit le papillon en ouvrant les yeux.

- Oh, il se ranime... Viens, mon ange, dit la femme tendrement, mon tout petit, je vais te soigner et tu seras ma consolation et la beauté de ma vie. Ici, tu vivras aussi longtemps que tu voudras, hors de tout danger."

 

Femme et papillon

 

Elle prit avec précaution la fragile petite bête dans sa main et l’emporta dans la maison qu’elle partageait avec son irascible compagnon. Elle n’était plus toute jeune, mais sa vigueur et son allure fière avaient préservé son énergie vitale. L’homme la suivit, intrigué: c’était la première fois qu’il la voyait aussi douce et généreuse. Lui était grand aussi, fort, à peu près du même âge qu’elle, mais son dos voûté révélait une faiblesse qui paraissait le miner de l’intérieur.

La femme déposa le papillon sur un voile de soie, frôla son corps et ses ailes d’une pommade régénératrice, puis lui fit aspirer quelques gouttes d’une eau si fraîche qu’il se sentit apaisé. Alors qu’il s’assoupissait, elle s’assit à ses côtés et resta de longues heures à contempler la fragile et délicieuse créature apparue si prodigieusement dans son balai. D’où pouvait-il bien venir? Y avait-il un autre monde ailleurs? Et si oui, comment le découvrir? Si le papillon était venu de là, il pourrait peut-être lui servir de guide? Elle aimerait tant échapper à l’homme qui ne cessait de la maudire et de la réprimander, l’accusant de la vie pitoyable qu’ils menaient, aller dans un autre monde peuplé de créatures semblables à ce papillon... Sans s’en apercevoir, elle rêvait à voix haute.

"Qu’as-tu à grommeler ainsi? l’interrompit l’homme avec colère.

- Rien, ce n’est rien, j’ai dû m’endormir et parler dans mon sommeil.

- Tu mens! Tu voudrais bien t’en aller, n’est-ce pas?

- Oui! répondit-elle impétueusement. Je voudrais te quitter. Tu ne me donnes rien que des jérémiades et des crises de rage à longueur de temps; et cela va me faire mourir à la longue!

- Tant mieux! Ne suis-je pas déjà mort, moi? Et tout cela par ta faute, insensée!

- Pour un mort, tu t’époumones rudement, et le tonnerre lui-même n’ose plus se montrer quand tu es dans les parages!

- Sorcière au balai maudit! Tais-toi!

- Dans ce cas, laisse-moi seule!

- C’est bien, je m’en vais, puisque c’est ce que tu veux! Tu entends? Je m’en vais…

- Oui, j’entends, fit-elle avec indifférence.

- Puisque cela ne semble guère te faire d’effet, je m’en vais pour de bon!

- Adieu! s’esclaffa-t-elle.

- Adieu et que les enfers t’engloutissent à jamais!"

Sur ce, il sortit, bien décidé à ne plus jamais revenir. Elle le regretterait, mais il ne reparaîtrait plus. Ce serait sa punition. A présent, il allait courir l’aventure et mener sa vie. Il partit à grandes enjambées, continuant de vociférer. Mais elle ne l’entendait plus.

Depuis que le papillon était entré dans sa vie, elle était dans un tel état de ravissement qu’un fol espoir avait germé en elle. Un espoir? Certes, elle avait ouvert la boîte interdite, et mille désolations et tourments s’en étaient échappés. Mais tout au fond de la boîte, résidait une chose mystérieuse qui y était demeurée: l’espoir. Celui-ci s’était imprégné en elle, en grand secret, et c’est ainsi qu’elle avait pu survivre, avec cet espoir gisant dans son âme. Le ciel lui avait peut-être donné une forme? Elle regarda le papillon et des larmes lui montèrent aux yeux: si seulement cela pouvait être vrai, si seulement il était la forme de l’espoir.

Les jours suivants, la femme soigna le papillon, le caressant légèrement de son baume et le désaltérant d’eau; et la gracieuse petite bête reprit des forces. Bientôt, il put étendre ses ailes puis voleter de-ci de-là dans la pièce. Enfin, il sortit au grand jour, tout étonné par le monde qu’il découvrait, si différent de celui qu’il avait quitté. Etait-ce là l’autre monde? Non, l’au-delà était paradisiaque et ce monde-ci n’avait rien d’idéal ni même de beau: il y manquait tant de choses. Il n’y avait ni fleurs, ni plantes, ni arbres, ni animaux... Rien que des pierres et des rochers, et au loin, des montagnes nues et grises. Seul, un petit cours d’eau mettait un peu de vie dans ce lieu sinistre. Comment allait-il survivre ici? Et comment retourner dans son monde? Il pourrait peut-être tenter de trouver un passage, une voie, une passerelle. Mais quelle direction prendre? Après réflexion, il décida d’aller explorer l’est: n’était-ce pas là que le soleil se levait?

Lorsque la femme le vit s’envoler sans paraître vouloir rebrousser chemin, elle se mit à le poursuivre en criant:

"Attends, ne t’en va pas, tu vas mourir. Laisse-moi venir avec toi. Ne disparais pas de ma vie, je t’en prie!"

Hélas, le papillon ne comprenait pas son langage. Mais en la voyant courir éperdument derrière lui, il se posa sur un rocher et l’attendit. Elle lui fit un signe qu’il parut saisir. Elle aussi avait pris une décision: elle devait le suivre, il était son seul guide vers l’autre monde et son ultime espoir. Il se remit à voler vers l’est. Elle marchait à ses côtés et il n’était pas mécontent qu’elle l’accompagnât. Elle avait pris soin de lui avec bienveillance et son baume, qu’elle portait toujours avec elle, pouvait lui être utile.

Ils arrivèrent au pied d’une montagne: la femme se mit à la gravir. Pour le papillon, c’était chose aisée, ses ailes étaient totalement rétablies et après des journées de repos, il aspirait à s’ébattre. Mais pour la femme, c’était plus ardu: le versant qu’elle escaladait était abrupt et de nombreux cailloux rendaient sa marche laborieuse. A mi-chemin du sommet, elle s’arrêta, épuisée. La pluie se mit à tomber, forte et serrée, et elle grelotta dans ses vêtements légers. Le papillon n’aimait pas davantage cette pluie agressive qui risquait de le blesser.

Femme en blanc dans montagne

La femme chercha un abri et finalement avisa une petite grotte. Elle s’y installa, suivie du papillon qui se lova dans le voile de soie qu’elle avait emporté. "Si seulement tu pouvais me comprendre, dit-elle, ce serait merveilleux de pouvoir converser ensemble." Mais le papillon avait déjà fermé les yeux, sombrant dans un profond sommeil.

La femme frissonnait en regardant tomber la pluie. Elle était transie, affamée, n’ayant, dans sa hâte, emporté aucune provision. Qu’est-ce qui lui avait pris de partir ainsi avec une créature aussi vulnérable sans savoir où elle allait? Quelle folie! Et son compagnon, où était-il à présent? Elle soupira. Malgré son tempérament odieux et ses insultes, elle s’inquiétait de lui. Au fond, elle le comprenait: il avait eu soif de grandeur et de gloire, avait désiré ardemment rivaliser avec les puissances célestes pour faire le bien, comme il ne cessait de le répéter, et il avait été cruellement puni pour sa présomption et son orgueil. Pour le bien! C’étaient bien là des idées d’hommes! Poursuivre des chimères au mépris des dieux pour le bien de l’humanité! Et elle, pendant ce temps, elle avait par curiosité laissé s’échapper les pires des maux.

"Mais ce faisant, tu as aussi découvert l’espoir, fit une petite voix joyeuse en elle. – Oui, c’est bien ça, s’écria-t-elle, l’espoir existe à présent grâce à moi. Tout cela n’a pas été vain!"

La pluie avait cessé et la femme se releva, pleine d’énergie. Elle frôla avec délicatesse le voile où dormait le papillon. Celui-ci s’éveilla, frotta ses minuscules pattes l’une contre l’autre et déploya ses belles ailes. Comprenant ce que la femme voulait, il prit son envol vers le sommet de la montagne. Elle lui emboîta le pas allègrement et bientôt ils furent en haut.

Par malheur, le chemin était bloqué: il n’y avait pas de passage; seul un précipice béant à ses pieds. Le papillon vola vers un autre sommet, mais la femme ne pouvait le suivre. Elle cria de toutes ses forces, mais il ne l’entendit pas et poursuivit sa route. Faisant un pas, elle glissa soudain sur une grosse pierre qui se détacha de la roche, l’entraînant dans sa chute.

"Cette fois-ci, c’est la fin", se dit-elle, plongée dans le noir total, tant la chute était vertigineuse. Cependant, elle ne tombait pas: elle avait l’impression de flotter dans les airs indéfiniment. Et lorsqu’elle parvint enfin au fond du gouffre, elle sentit avec étonnement sous son corps une épaisse couche de mousse. Elle n’éprouvait pas la moindre douleur. Comment était-ce possible? Elle ouvrit les yeux et redressa la tête: quelle splendeur...

Autour d’elle s’ébattaient une multitude de formes, de couleurs et des nuées de créatures ailées, dont des papillons aux teintes enchanteresses. Elle huma des parfums enivrants, perçut des chants et des sons grisants, se délecta des prés ornés de fleurs, des arbres gorgés de fruits. Au loin, elle distingua même un village accueillant qui semblait lui ouvrir les bras.

Paradis

"Ô dieux, quelles merveilles! s’écria-t-elle éblouie.

- Oui, ma mie, et je t’attends depuis longtemps, répondit une voix joyeuse à ses côtés."

C’était bien lui, celui qu’elle avait voulu quitter pour toujours! Il était métamorphosé: rajeuni, se tenant bien droit, plus charmant qu’un dieu.

"Est-ce toi, lui demanda-t-elle timidement, est-ce bien toi?

- Mais oui, c’est bien moi. J’ai pris le même chemin que toi et je suis tombé dans le précipice. Puis j’ai atterri ici, grâce à ton espoir que je n’avais pas compris auparavant. J’ai exploré les environs: il fera bon vivre ici. Je t’attendais avec impatience pour partager tout cela avec toi et j’espérais que tu viendrais. Il y a aussi des humains, nous ne serons plus seuls et plus jamais je n’irai dérober au ciel quoi que ce soit. Le ciel est ici, sur cette terre."

Il l’aida à se relever, la prit par la main et l’entraîna d’un pas ferme vers le village, à travers la nature paradisiaque. Les habitants les attendaient devant une ravissante demeure en peu en retrait des autres. L’homme les salua tous, et le plus âgé d’entre eux lui présenta les clés du village, parce qu’ils l’avaient élu souverain. Après la cérémonie, il prit sa compagne dans ses bras, déposa un tendre baiser sur ses lèvres, et franchit avec elle le seuil de leur nouvelle demeure, sous les ovations générales.

Ils y demeurèrent jusqu’à leur mort et peut-être y sont-ils encore, tant l’espoir est fort et peut opérer des miracles. Quant au papillon, il se joignit à ses compagnons et vécut éternellement près de sa souveraine.

Couple dans village

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