"L'arbre-cerf" - Fiction

 

L’ARBRE-CERF - FICTION

Il était là depuis si longtemps qu’il ne se souvenait plus de la date de son arrivée.

"Une éternité! se dit-il. Je l’ai bien mérité, ce sanatorium, je n’ai pas été capable de faire attention, de prendre soin de moi et de mes poumons. Au fond, je me déteste..."

 

Montagne magique-Thomas Mann

"Peut-être bien que tu étouffais dans ta vie…" murmura une voix intérieure.

- Je le sais, ce n’est pas la peine de me tourmenter avec ça! Oui, j’étouffais, mais je ne savais pas quoi faire pour cesser d’étouffer! C’était ma vie, et je l’avais choisie."

La voix ne répondit pas. "C’est toujours ainsi, soupira-t-il, elle me provoque, puis elle garde le silence et me laisse seul..."

"C’est ta faute, murmura à nouveau la voix, tu ne veux rien voir, rien comprendre; alors, je préfère te laisser avec tes illusions...

- Mes illusions? Lesquelles? s’écria-t-il. Toi, tu es une illusion! Dorénavant, je ne t’écouterai plus!" termina-t-il d’une voix cassante.

Les jours suivants, elle resta muette. Il en éprouvait un grand soulagement, et pourtant elle lui manquait. Après tout, elle lui tenait compagnie, l’encourageait, le stimulait, le provoquait, le titillait, et le mettait en colère! Elle était semblable à la vie, avec sa palette de couleurs contrastées et contradictoires. Mais c’était une autre vie, différente de celle qu’il connaissait, et il ne pouvait l’accepter: trop énigmatique, irrationnelle, intuitive, instinctive. Tout ce contre quoi il avait toujours lutté, pour se protéger de cette chose terrible qui grondait parfois au fond de lui comme un orage. Heureusement, il savait réprimer ses tourmentes. Il avait une volonté de fer.

Peu à peu, ses poumons s’étaient emplis d’un liquide blanc purulent. Comme un concentré de tout ce qu’il n’aimait pas en lui, de ce qu’il ne voulait pas reconnaître. Les poumons, cet arbre de vie intérieur qui permet d’inspirer la vie, de la faire circuler, et de l’expirer sous forme de soulagement, de liberté, d’élan, de créativité, de sentiment.

Son arbre de vie était atteint. Il le savait. Il était condamné. Il ne vivrait plus longtemps.

Les semaines qui suivirent, la voix ne se manifesta plus. Certains jours, il se reprochait de l’avoir rejetée si durement; à d’autres, il se sentait satisfait. Il y avait une cohérence en lui qui le rassurait. Il était malade et il n’y avait rien à faire. Avec cette voix en lui, il oscillait sans cesse entre des opposés qui le déchiraient. La soumission résignée puis la furieuse envie de vivre. Cela l’épuisait. A présent, il était apaisé, résigné à son sort. « Je m’en remets à Dieu », se disait-il à ses moment les plus sombres.

Un soir de fin d’automne, il eut envie de marcher dans le vaste parc qui entourait le sanatorium. Cela ne lui était pas arrivé depuis longtemps. Il ne sortait jamais, à l’exception des moments où il devait rester étendu sur la grande terrasse, ou pour faire quelques pas devant la bâtisse.

Il avait fait beau toute la journée. Des lueurs rougeâtres se mêlaient à quelques nuages sombres. Les arbres décharnés au fond du parc profilaient sur le ciel leurs branchages tortueux. Il eut une envie irrésistible d’aller les voir de plus près. La cloche du dîner n’avait pas sonné, il lui restait du temps.

Il se vêtit chaudement et se glissa dans le parc. Personne ne le vit. Il se hâta vers le bois. Il frissonnait. Il ne savait pas si c’était de froid, d’inquiétude ou d’attirance. Il ne pensait à rien.

Levant la tête, il vit la première étoile clignoter dans le ciel: Vénus. Il la regarda longuement. Elle ressemblait à une petite croix à quatre branches qui clignotaient vivement et s’étiraient l’une après l’autre. On aurait dit un chariot étincelant qui défilait dans le ciel.

"Oh… s’extasia-t-il, Je n’ai jamais vu ça avant; et pourtant, j’ai souvent regardé les étoiles; mais jamais Vénus n’a été aussi majestueuse et vivante..."

Etoile lumineuse

"C’est parce que tu ne l’as jamais regardée vraiment... murmura la voix en lui. Tu ne faisais que lever les yeux au ciel, y jeter un bref coup d’œil pour t’assurer que c’était bien Vénus. Tu la regardais avec ton intellect, ce ridicule petit outil comparé au vrai regard. Un outil qui découpe, réduit, sépare, et est aveuglé par son assurance et son illusion de tout savoir. Seul l’autre regard, le regard intérieur, peut voir vraiment. C’est pour cela que les grands clairvoyants sont souvent aveugles. Comprends-tu ce que je te dis?

- Oui, oui, oui!" répondit-il presque gaiement. Sa voix intérieure lui parlait à nouveau, cela lui faisait plaisir.

Il s’enfonça dans le bois, suivant un petit sentier de terre. L’herbe était humide, la terre dégageait une odeur revigorante, âcre et pure. L’air frais le stimulait. L’écorce des arbres était inodore; il fallait s’en approcher pour sentir son âpreté. Les arbres étaient impressionnants dans leur nudité, il ne leur restait que quelques feuilles roussies.

 

Homme noir dans nature

Où allait-il? Il ne le savait pas. Il avait besoin de marcher, de respirer, et d’inspirer tous ces parfums qu’il avait oubliés. Il se sentait assoiffé, comme ces chiens qui ne cessent de renifler les effluves de la terre pour y trouver leurs repères.

"C’est bon, se dit-il, c’est indéfinissable. Même si je devais mourir demain, je ne regretterais pas ce moment."

Les dernières lueurs du soleil disparaissaient derrière les nuages. A l’horizon, de grandes plages sombres couvraient le ciel. Il faisait presque noir.

Il buta contre des boursouflures sous ses pieds, de grosses veines qui saillaient de la terre. C’étaient les racines d’un arbre.

Il se trouva nez à nez avec lui et recula pour mieux le voir. L’arbre semblait assez vieux, plus d’un siècle, voire deux. Impossible à déterminer avec précision. Les arbres ne l’intéressaient plus depuis longtemps. D’ailleurs, ils ne l’avaient jamais intéressé autrement que pour leurs effets esthétiques ou d’un point de vue rationnel, pour les désigner par leur nom ou leur espèce. Mais il avait tout oublié. Etait-ce un chêne, un érable, un hêtre?

Son regard remonta lentement le long du tronc. Il fut soudain stoppé par quelque chose d’étrange. Au milieu du tronc, il y avait une sorte de visage.

"Un visage sculpté, se dit-il. Par quelqu’un d’ici; il y a tant de gens au sanatorium qui font des choses curieuses."

Il s’approcha. Ce n’était pas une sculpture. Une boule ronde s’était formée sur le tronc, et au milieu on distinguait nettement deux yeux et une sorte de mufle. De petites branches avaient poussé vers le haut, qui rappelaient les bois d’un animal. Un cerf peut-être...

Arbre cerf dans fore t

"C’est un arbre-cerf! lança la voix d’un ton impérieux. Tu ne sais pas ce qu’est un arbre-cerf?

- C’est absurde! Je n’ai jamais entendu une telle sottise, cela n’existe pas voyons! Je deviens fou, ma parole. Il est temps de rentrer au sanatorium."

Au moment où il s’apprêtait à quitter les lieux, il ne put s’empêcher d’y jeter un dernier coup d’œil.

Il le vit alors dans toute sa splendeur. La pleine lune l’éclairait vivement. C’était bien un cerf qui semblait faire corps avec le tronc de l’arbre. Il le contempla sans fin, stupéfait, fasciné. Comment la nature avait-elle pu créer un phénomène aussi insolite, aussi invraisemblable?

"Tu vois l’arbre-cerf à présent?" lui demanda la voix avec une pointe d’ironie.

Il n’osa pas répondre. Oui, il voyait le cerf devant lui, de plus en plus nettement. Il frémissait de vie, comme s’il allait se détacher de l’arbre et s’enfuir dans la nuit avec ses bois arqués ondulant au clair de lune.

Il voulut se détourner pour de bon, lorsqu’il entendit une voix rauque lui dire avec fermeté:

"Reste, ne t’en va pas, j’ai à te parler!"

Il se retourna vers l’arbre. Les yeux du cerf le fixaient. Un frisson traversa son corps. Il se sentait défaillir. Il toussa violemment.

"Qui parle? Qui es-tu? balbutia-t-il lorsque sa toux se fut calmée.

- Je suis l’arbre-cerf. Tu ne me reconnais pas? Je suis...

- Arrête, je t’en prie! cria-t-il. Je crois deviner…"

Des larmes coulaient sur ses joues, piquantes dans le froid.

"Je me souviens à présent… On te représente parfois comme un cerf...

- Oui, je suis celui que tu as tant prié et qui n’a pas entendu ton appel. Tu priais trop avec ta tête, et pas assez avec ton âme. Cette voix intérieure que tu as niée, méconnue, que tu n’as jamais écoutée. Alors je ne répondais pas à tes prières.

- Pardon, murmura-t-il, et merci...

- Tu me rencontres ce soir parce que tu es au fond, au bout, tu as atteint la limite de ce qu’un être humain peut endurer. Tu as perdu toute foi en la vie, en toi, donc en moi. Et tu es venu jusqu’ici."

Il tomba à genoux, serrant le tronc entre ses bras et sanglotant comme un enfant. L’autre, celui qu’il avait attendu toute sa vie sans le savoir, était vivant.

"Relève-toi, fit la voix, et retourne chez toi; tu n’as plus de raison de rester ici à présent.

- Mais je ne suis pas guéri.

- Cela n’a plus d’importance. Ecoute simplement ta voix intérieure. C’est elle qui te guidera vers moi chaque fois que tu en auras besoin."

Sur ces mots, un profond silence s’abattit sur le bois. Il leva la tête: le cerf était toujours là, redevenu immobile, sans vie, faisant partie de l’arbre. Il se demanda s’il n’avait pas rêvé.

Il retourna au sanatorium à temps pour le dîner. Personne n’avait remarqué son absence. Il respirait aisément et gravit les escaliers avec agilité.

"Pas si vite, lui intima la voix intérieure, va plus lentement si tu veux m’entendre."

Le lendemain, il se sentit si bien que les médecins n’y comprirent rien. Ils acceptèrent de le renvoyer chez lui pour un temps, jusqu’à ce que la maladie revînt, ce dont ils ne doutaient pas.

Après avoir fait ses bagages, il retourna dans le bois pour y revoir l’arbre-cerf. Arrivé devant l’arbre, il constata avec stupeur que ce qu’il avait pris pour la tête d’un cerf n’était qu’une excroissance sur le tronc, piquée de branchages. Certains points sombre lui avaient fait illusion. En plein jour, il était impossible de les confondre avec des yeux et un mufle d’animal.

Il retourna tristement au sanatorium. Il avait été le jeu de ses illusions. Tout cela n’avait été que le fruit de son imagination maladive.

"Qu’est-ce que tu te racontes encore! lui fit la voix intérieure. L’arbre-cerf existe, il s’est manifesté à toi et tu oses douter! Veux-tu que je me taise à tout jamais?

- Non, je t’en supplie!"

Il s’élança vers la voiture qui l’attendait sans ressentir la moindre sensation d’effort ni de douleur au côté.

Sitôt rentré chez lui, il commanda une grosse pièce de bois. Quelques jours après, il se mit à travailler à sa première sculpture. Il l’appela "L’arbre-cerf". Elle fut suivie de nombreuses autres sculptures de bois.

 

Arbre sculpté

 

Il ne retourna plus jamais au sanatorium.

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