"L'initiatrice" - Fiction

 

L’INITIATRICE - FICTION

C’était un jardin regorgeant de plantes variées, d’arbres fruitiers et de fleurs. Au milieu, dans un bassin, évoluait un poisson. Il était l’unique poisson du bassin qu’il partageait avec des grenouilles, des crapauds, des têtards et mille libellules s’ébattant à sa surface. C’était un poisson hors du commun, de la taille d’un chat, aux écailles dorées, et sa tête et ses yeux recelaient parfois d’humaines expressions.

 

Femme au poisson-Christian Schloe

Elle habitait une maison au milieu du jardin, mangée par une vigne fraîche qui donnait de savoureux raisins. Chaque jour, elle allait nourrir le poisson de miettes de pain, et restait assise un long moment au bord du bassin, jouant dans l’eau avec une fine baguette de bois qu’elle portait toujours avec elle. Puis elle faisait le tour du jardin, goûtait un fruit mûr, arrachait quelque mauvaise herbe troublant la croissance des fleurs, humait les parfums, suaves ou âcres, des multiples herbes odorantes qui y poussaient.

 

Maison dans jardin féérique

 

Elle était grande, belle encore pour son âge, vêtue simplement de couleurs harmonieuses et de formes qui lui allaient bien. Pas de bijoux: seule une bague, un rubis monté sur un anneau d’or, étincelait à sa main gauche.

Après avoir tout inspecté, elle prenait son déjeuner puis recevait les visiteurs. Il en venait toujours en début d’après-midi, et les derniers ne repartaient souvent qu’après le crépuscule. Elle les voyait l’un après l’autre dans une pièce aménagée à cet effet. Les personnes qui venaient la voir savaient qu’elles devaient attendre leur tour dans le salon: elles s’installaient en silence, certaines prenaient un livre sur les rayonnages, d’autres contemplaient par la large baie vitrée le jardin lumineux et coloré. Il était privé et nul n’aurait osé s’y aventurer. Aussi, ignorait-on l’existence du bassin et du poisson doré que l’on ne pouvait distinguer de cette pièce.

La femme était ce que l’on appelait dans ce pays une "initiatrice", la dernière d’une longue lignée qui allait sans doute s’éteindre avec elle, car elle n’avait point de fille. Elle pourrait toujours transmettre ses connaissances à une inconnue, mais il n’y en avait pas une en qui elle eût assez confiance pour cela. Elle serait donc la dernière. Les initiatrices étaient des femmes qui, même si elles avaient des enfants ou avaient été mariées, avaient renoncé à un certain mode de vie et s’étaient consacrées à la connaissance: connaissance de la nature profonde des choses, de la nature humaine, des lois qui régissent la vie.

Femme robe d'or-Evelyn de Morgan

Les visiteurs venaient la voir pour entendre une histoire, une de ces histoires qui viennent de la nuit des temps, après avoir circulé à travers le monde et ses nombreuses civilisations. Mais chacun cherchait une histoire qui lui fût propre, et l’initiatrice puisait alors dans le réceptacle d’histoires qu’elle possédait, y compris celles qu’elle inventait elle-même, l’une ou l’autre qui répondît à la question posée par le visiteur. A l’issue de quelques visites, il était rare qu’elle n’eût trouvé l’histoire juste que le visiteur devait entendre, comprendre, assimiler, celle qui peut-être allait le transformer. En général, il la rédigeait de sa propre main et en écrivait la suite, indéfiniment, jusqu’à ce qu’elle l’éclairât. Alors, il cessait de venir. Ils étaient de plus en plus nombreux à venir quêter leur histoire auprès d’elle. C’est ainsi qu’elle donnait sens à leurs destinées.

Elle ne faisait d’ailleurs pas grand chose: les histoires s’ébauchaient et s’écoulaient en elle comme un fleuve aux ramifications infinies, et les destins se tissaient, traversant de vastes contrées inexplorées et des paysages inconnus.

Un jour, il arriva un visiteur qui venait, lui expliqua-t-il, d’un pays très éloigné. En le voyant, elle s’étonna que sa renommée pût aller si loin et le considéra avec attention. Il était grand et sec, avec un visage brûlant d’une vitalité malsaine, un front large, des yeux exorbités, des rides profondes creusant ses joues. Il était surtout vêtu de la plus étrange manière: une cape noire, ample et épaisse, le recouvrait entièrement, et l’on ne voyait que ses mains gantées de noir et ses bottes luisantes.

Il ne voulut pas s’asseoir et la dévisageait d’un air étrange. Elle lui posa quelques questions, en vain. Il souriait avec ironie et continuait de la fixer, comme s’il attendait quelque chose. Soudain, elle pâlit et porta la main à son front où perlaient des gouttes de sueur. Elle se sentit mal et dut s’asseoir, oppressée. L’inconnu semblait satisfait de la voir dans cet état.

Qui était-il donc? Elle le connaissait! Il lui était familier et pourtant, elle ne parvenait pas à se souvenir de lui. Elle respira profondément à plusieurs reprises, se leva, ouvrit la fenêtre et regarda le jardin: de là, elle pouvait voir le bassin et même, parfois, le poisson doré qui bondissait hors de l’eau à la manière d’un dauphin. Elle se sentit apaisée. Le poisson était là, elle venait de le voir plonger et cela la rassura.

Elle se retourna vers l’inconnu. Il était toujours à la même place.

"Qui êtes-vous et que désirez-vous? lui demanda-t-elle.

- Rien, répondit-il.

- Alors, partez!

- Non!

- Pourquoi?

- Je veux séjourner ici quelque temps, je n’ai nulle part où aller.

- Il y a bien des lieux où l’on peut aller…

- Nulle part, on ne veut de moi."

C’est alors que brusquement elle se souvint. Elle se crispa et s’agrippa à son fauteuil. C’était bien lui. Comment ne l’avait-elle pas reconnu? Comment avait-elle pu oublier qu’il existait quelque part cet être toujours aussi froid, sec, inhumain, et inébranlable lorsqu’il avait décidé quelque chose. Lui! Le pire qu’elle eût connu! Comme si son passé la rattrapait une fois encore, alors qu’elle avait cru en être libérée. Mais cette fois-ci, elle allait lutter, se défendre, se battre. Elle n’était plus démunie comme autrefois, elle connaissait les pouvoirs néfastes des êtres stériles et prédateurs. Et lui, l’avait-il reconnue? Etait-il là pour elle? 

"Soit, lui fit-elle froidement, il y a une cabane au fond du jardin, vous pouvez vous y installer jusqu’à ce que vous repartiez. Mais en aucun cas, je ne veux vous voir ici lorsqu’il vient du monde. Vous comprenez?

- Oui."

 

Couple-séparation-Edvard Munch

 

Il sortit en sifflotant négligemment, comme s’il ne la connaissait pas et la voyait pour la première fois. Il l’avait pourtant reconnue, elle en était certaine. Et il était revenu pour la tourmenter.

Lorsque tous les visiteurs furent partis ce soir-là, elle se rendit au bassin. Heureusement, de la cabane, on ne pouvait voir le bassin et la pénombre assurait sa sécurité. Elle s’assit et remua doucement l’eau de sa baguette. Aussitôt, le poisson apparut, nagea vers elle et bondit hors de l’eau. Elle le calma d’un geste et chuchota quelques mots à son intention. Il disparut au fond du bassin et elle retourna dans la maison.

Plusieurs semaines passèrent sans qu’elle revît l’inconnu, à tel point qu’elle crut qu’il était reparti. Elle en fut soulagée et retrouva un peu de joie et de paix. Mais il n’en était rien. Un soir, il vint lui rendre visite. Il ne prit pas la peine de frapper et entra directement dans le salon, enveloppé de son épaisse cape, la même expression sarcastique sur le visage.

"Que voulez-vous? lui demanda-t-elle.

- Rien, passer un moment avec vous.

- Je ne veux pas, à moins que nous n’allions nous promener dans le jardin."

Il acquiesça de la tête. Elle prit sa baguette qu’elle dissimula sous sa robe et le précéda dans le jardin. Ils marchèrent lentement dans les allées, au milieu des fleurs et des arbres, jusqu’au bassin. Là, elle s’assit et remua lentement l’eau de sa baguette.

L’inconnu cessa soudain de sourire. Ses yeux étaient fixés sur le poisson d’or qui faisait des bonds devant lui. Il ne pouvait supporter cette lumière qui émanait de lui et illuminait tout alentour, comme si l’on eût été en plein jour.

Il voulut se détourner et dissimuler son visage dans les plis de sa cape, lorsque le poisson bondit une fois encore hors de l’eau. Alors, l’initiatrice frappa les mains de l’homme de sa baguette, ce qui le contraignit à lâcher sa cape et à regarder le poisson bondir et bondir encore. Ses yeux à présent injectés de sang semblaient brûler d’un feu intérieur; lui-même rapetissait, se tassait, se ratatinait, devenant presque un nain.

Au bout de quelques instants, il avait complètement disparu. Il ne restait que sa cape qui gisait à terre. A sa place, se tenait un homme jeune aux cheveux dorés, entièrement dévêtu, qui regardait l’initiatrice avec un sourire éclatant. Elle l’enveloppa de la cape pour qu’il ne prît pas froid et l’emmena dans sa maison. Pas un mot ne fut échangé entre eux. Mais, en jetant un dernier regard au bassin, elle constata que le poisson avait disparu.

 

Couple arbre

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